Syndicalisme
Denis Bully : « Un automne décisif pour notre profession »
Alors que les travaux des parlementaires reprennent, entretien avec Denis Bully, président de la FDSEA de la Somme.
Alors que les travaux des parlementaires reprennent, entretien avec Denis Bully, président de la FDSEA de la Somme.
L’année 2024 s’achève dans bientôt deux mois. Comment d’un point de vue syndical envisagez-vous ces prochaines semaines ?
L’année 2024 aura été à tout point de vue inédite. Dans la Somme comme dans le Pas-de-Calais, nous l’aurons débutée par endroit les pieds dans l’eau. La détresse locale, l’impuissance face aux intempéries après des décennies d’incurie auront été un premier électrochoc : on ne peut pas régir l’agriculture et les espaces naturels avec des textes de loi étriqués, qui sanctionnent à tout va, et pire encore, qui emmènent non seulement l’agriculture mais aussi toute la population rurale dans le mur. Les curages de fossés en étaient l’illustration, et même si les choses ont bougé, il y a encore du chemin à parcourir. Cet écartèlement a allumé la mèche des actions syndicales de début d’année et après quatre semaines inédites de mobilisation là encore inédites, nous avions obtenu des engagements de l’État. Certains ont été concrétisés comme l’abandon des hausses de taxes sur le GNR et même - enfin - de la remise en pied de facture ; d’autres ont été initiés dans le projet de loi agricole et enfin des engagements majeurs devaient être mis en œuvre dans les projets de loi de finances ou de financement de la sécurité sociale. Depuis que le président de la République a annoncé la dissolution de l’Assemblée nationale, tout ce qui n’était pas signé est incertain et remis en cause et depuis la nomination du nouveau Premier ministre et sa volonté de rééquilibrer les comptes de l’État, nous étions même inquiets. Ajoutons à ça la moisson mauvaise sur le département, et quand les trésoreries sont tendues, et que les engagements redeviennent des promesses ou des illusions, c’est explosif. Oui, la fin d’année se joue dans un contexte explosif.
Qu’est ce qui va faire que ça va exploser ou non ?
Si on reprend les deux points de difficulté, c’est la trésorerie et les engagements. Pour les trésoreries, nous avons réuni le CAS dès août, avec Cerfance, mesuré de plus en plus finement l’ampleur des difficultés, avec les coopératives, la nécessité de financer la remise en culture et avec le Crédit agricole, les appuis de financement possible. La Caisse régionale a déjà organisé un niveau de réponse aux demandes des sociétaires, avec une grille simple à délégation en agence. Au sein de notre réseau, nous poussons aussi pour des prêts garantis par l’État, car il faudra parfois réanalyser la structure de l’endettement plutôt que d’aller uniquement au court terme. Côté national, c’est clair que la reprise ou non des travaux parlementaires sur les bases des engagements du gouvernement précédent va avoir un effet binaire : soit on repart sur les mêmes bases, et on reste dans la construction ; soit on fait table rase de ce que l’État «doit» à l’agriculture après vingt ans à l’avoir malmenée, et on repart dans les rapports de forces. Avec la difficulté qu’on ne ramènera pas deux fois à la raison des personnes qui auront été flouées, voire humiliées.
Avez-vous confiance dans ces issues ?
J’ai confiance dans le travail, mais nous ne sommes pas naïfs : nos interlocuteurs sont des administrations et des politiques. Nous avons, depuis février, continuer à travailler tous les dossiers sur le fond. On n’a eu de cesse de travailler le fond, que ce soit la Loi d’orientation agricole ou les dossiers locaux. Pendant les trois mois sans gouvernement, nous avons repris toutes les dispositions législatives en friche pour proposer la loi «Entreprendre en agriculture». Nous avons anticipé un peu la reprise des travaux parlementaires pour rencontrer tous les députés (je dis bien tous) et tous les sénateurs. Car les
trois mois d’attente ont accru la pression dans les fermes, et que les premiers projets de loi allaient porté sur des dispositions fiscales. Je ne cache pas que les propos du premier ministre, qui a dit que «le redressement budgétaire de la France ne se traduit pas par un abandon de l’État envers l’agriculture» a été positif et que ça se traduit réellement par les premières versions du Projet de loi de finances et du Projet de loi de financement de la Sécurité sociale. Je suis confiant, mais pas naïf. Et s’il faut ressortir les tracteurs dans les prochaines semaines, nous y sommes prêts.
Concrètement, comment cela se concrétiserait dans les fermes ?
Déjà, on va clôturer les comptes de 2024 avec la réforme des exonérations de plus-values, qui ont monté le seuil d’exonération à 350 000 €. Ce n’est pas un cadeau, c’est le rattrapage de vingt années bloquées à un seuil de 250 000 €.
Une année comme 2024 va être propice aux réintégrations de DEP. Avec 30 % d’abattement à la réintégration, sur des DEP moyennes de 20 000 €, on est à 6 000 € de réduction sur le revenu agricole. Vient ensuite la provision sur stocks de vaches laitières et allaitantes. C’est à vivre comme une dotation pour l’augmentation du cheptel en nombre ou en valeur, car il faut se réinscrire dans des dynamiques et non dans la décapitalisation. Le relèvement de l’exo de TFNB de 20 à 30 %, c’est à peu près 8 € par hectare et par an. Côté social, l’alignement des retraites sur les vingt-cinq meilleures années et le relèvement des seuils des cotisations sociales au dispositif TO-DE, ça parlera aussi à toutes nos productions qui recourent à la main-d’œuvre saisonnière. À ce stade, on est encore soumis au vote du parlement, mais après avoir rencontré tous nos parlementaires avec les jeunes agriculteurs, j’ai bon espoir.
Des avancées au niveau local ?
Notre réseau est structuré à toute échelle et, localement, on a aussi pu avancer. Déjà, les services de l’État avec lesquels nous entretenons des rapports quasi permanents ont rendu des arbitrages favorables sur plusieurs demandes. La première de l’année, c’était l’aide aux éleveurs des vingt-deux communes inondées en Bas-Champs et Marquenterre. Elle a été complétée par un dégrèvement intégral de TFNB pour les terres du secteur, et nous disions déjà il y a un an que le problème impacterait deux années culturales, nous l’avons rappelé au Préfet en août, et la reconduction du dégrèvement est acquise. Y compris totalement sur les prairies des communes inondées sur tout le département ; y compris partiellement à 30 % sur toutes les terres et prairies restantes. Côté réglementation, nous avons pu activer plusieurs dispositions, comme le report au 15 novembre des épandages de lisier. Nous vivons d’ailleurs une situation semblable à l’an dernier, où toutes les lectures réglementaires ont conduit à vouloir mettre des jachères, alors qu’au final elles ont disparu. J’entends régulièrement «qu’est-ce que vous faites ?», vécu comme un reproche ou une critique. Justement, nous nous battons jusqu’au bout. Le sentiment parfois d’injustice qu’on ressent à ce propos est d’ailleurs plus fort quand on sait à quel point on est seul à se battre là-dessus quand il faut rentrer dans le concret, dans la «réunion de travail». Un autre exemple : qui a entendu parler de la BCAE 2 ? Personne. Mais en clair, l’Europe a demandé aux États Membres de fournir des cartes de zones humides où la modification des éléments sera impossible. Pour passer au concret, on a demandé des fonds de carte et on s’est rendu compte qu’il s’agissait de la superposition de fonds de carte réglementaires non fiables pour poser une réglementation. Avec des effets de bordure truffés d’aberrations. Les équipes administratives ont recensé plus de 400 anomalies, et cela a permis d’engager avec les administrations locales des discussions. On verra bientôt ce que ça donne… mais une fois de plus, sur le terrain syndical, avec JA, on aura été seuls. Enfin, il n’y a pas que les situations d’urgence ou de crise. On a concrétisé aussi, cette année par exemple, le dispositif de l’AMCI, qui permet aux entreprises exposées à devoir licencier un salarié pour raison d’inaptitude de bénéficier d’une prise en charge significative de ses coûts. Tant parce que c’est un phénomène de société que parce que notre profession y est objectivement exposée, c’est un outil très rassurant pour nos exploitations, dans lesquelles les chefs d’exploitation sont trop souvent seuls face à ce type de difficultés.
Justement, l’esseulement fait partie des maux de la profession agricole. Quel message pour les personnes les plus en fragilité ?
Qu’il y a encore de la solidarité et de la bienveillance dans notre profession au sens large. Lorsque la DDTM a demandé à L’Action agricole picarde de diffuser largement ce numéro dédié aux messages sur les situations fragiles, nous n’avons pas hésité. À la FDSEA, notre équipe syndicale rencontre chaque année près de 1 000 agriculteurs, et peut être témoin ou confidente de situations très dures. Nous avons formé un de nos collaborateurs au réseau «sentinelle» de la MSA pour pouvoir agir de façon la plus adéquate dans ces situations. Nous pouvons aussi parfois nous rendre sur place dans des situations critiques, et avons même mis en relation certains de nos adhérents avec un coach personnel, car notre corporation entremêle trop souvent le professionnel et le privé, surtout quand ça ne se passe pas bien. Le doute, enfin, nous savons mobilisé notre service de secrétariat à la ferme pour aider à reprendre en mains le volet administratif dans ces situations. Les difficultés, cela arrive, et notre rôle est aussi de mettre en relation avec les dispositifs adaptés, comme ceux présentés dans les pages suivantes. Notre action syndicale est de défendre un cadre de travail et développement solide pour cultiver l’envie d’entreprendre pour tous les agriculteurs, mais aussi d’agir pour celles et ceux qui, à un moment, traversent des périodes plus sombres.