Engrais 2022 : faire face à une situation explosive
Les prix des engrais, notamment azotés, bouleversent les habitudes des exploitations agricoles. À tel point que certaines stratégies (ou absences de stratégie) sont remises en cause.
Les prix des engrais, notamment azotés, bouleversent les habitudes des exploitations agricoles. À tel point que certaines stratégies (ou absences de stratégie) sont remises en cause.
Ce n’est pas un mirage, ni une illusion. La solution azotée N39 a bel et bien dépassé le chiffre des
600 E/t pour la prochaine campagne. Le colza qui flirte avec les 700 €/t est tout aussi incroyable, mais bien moins source d’inquiétude… Car la réalité est là : les prix des engrais azotés ont plus que doublé en un an.
Plusieurs facteurs en sont à l’origine : d’abord, une économie mondiale qui repart après le coup d’arrêt lié à la pandémie et, dans ce contexte, une forte demande asiatique, des prix du gaz qui flambent, mais aussi des considérations géopolitiques.
En effet, en 2019, pour protéger son secteur de production, l’Union européenne a mis en place des droits anti-dumping (taxes) sur les importations provenant des États Unis, de Trinité et Tobago, et de la Russie. Dans ce contexte, la Biélorussie avait pourvu en 2020 un tiers des anciennes importations provenant de ces pays. Mais, à présent, les sanctions américaines sur les opérateurs travaillant avec la Biélorussie détournent encore les achats. Ajoutons à cela le choix des européens de réduire leur production, et nous avons une situation «explosive» inédite.
Du jamais vu
Jamais l’agriculture française n’a eu affaire à de pareilles charges, et, dans ce contexte, il devient difficile de se projeter sur la récolte 2022. Une chose est sûre, que l’on analyse la situation sous l’angle économique ou technique, il est urgent - si ce n’est pas fait - de se poser la question, et de commencer à y répondre.
Sébastien Daguenet (Cerfrance Picardie Nord de Seine) et Hervé Georges (Chambre d’agriculture de la Somme) convergent sur ce point, il faut se garantir de la matière pour 2022. Mais comment se décider à acheter dans un tel contexte, et comment en faire le meilleur usage possible ? Sur la stratégie d’achat, tout repose sur l’analyse des chiffres et la cohérence de son système ; sur la stratégie technique, des marges de manœuvre existent, mais elles peuvent modifier un peu le sens des exigences et des priorités au printemps prochain.
FNSEA, AGPB, et Copa Cogeca demandent la suspension immédiate des taxes antidumping
Hervé Georges, conseiller productions végétales à la chambre d’agriculture
«Il y a urgence, mais pas pour n’importe quoi !»
Oui, forcément, c’est un grand sujet de discussion. Avec des situations très disparates, entre celui qui s’est couvert et qui dispose d’une partie de marchandise, et celui qui à l’opposé ne s’est pas engagé. Des rumeurs et des spéculations sur les engrais, on en a déjà connu. Mais là, en plus de la question du prix qui atteint des niveaux jamais vus, les discours sur la disponibilité rendent la situation plus préoccupante. En tout cas, ce qui est sûr, c’est que si on ne s’y est pas intéressé, il y a plus qu’urgence à le faire.
Dans cette situation, quelles sont les étapes de réflexion technique ?
On va distinguer différemment les engrais azotés et les engrais autres. Pour les engrais azotés, il faut poser rapidement et au plus juste les besoins. Le rendement objectif de 2021 doit être plus proche de la vraie moyenne 5 ans que la meilleure année ou le rendement rêvé… Cela va donner une quantité totale d’unités d’azote «repère» pour 2021. Ensuite, il faut sans doute commencer à s’engager, au moins sur une partie significative.
Pour les engrais phosphore et potasse, le raisonnement va se faire un peu plus durement. D’abord segmenter les cultures qui en sont exigeantes et stratégiques pour l’exploitation, comme par exemple les pommes de terre, et ne pas lésiner dessus. Puis, s’interroger d’autant plus que la culture est peu exigeante. C’est ainsi qu’on va, par exemple, se poser la question de fertiliser les lins en craie, et qu’on peut vite choisir de faire l’impasse une année sur les engrais de fonds sur céréales en limon.
Le choix d’assolement peut être impacté ?
Oui. Vu les engrais, on peut faire le choix sur les parcelles non affectées d’implanter des cultures sans besoin (comme les protéagineux), ou avec des cultures peu gourmandes comme le lin. Mais attention, il faut que ça reste cohérent économiquement et techniquement. Les engrais flambent, c’est un fait. Mais les prix de vente sont aussi favorables et tout ne doit pas être remis en question brutalement sans poser les chiffres. Les choix d’assolement sont une chose, mais il y a avant tout matière à optimiser les choix techniques.
À quel niveau la technique peut-elle être une réponse ?
Au prix de l’unité d’azote, elles sont toutes précieuses. On ne va pas pouvoir remplacer toutes les unités d’azote par de l’engrais organique, mais quand on a accès à l’organique, il faut s’en servir au mieux. Ainsi, chez les éleveurs, il vaut mieux couvrir une plus grande surface de cultures de printemps comme les betteraves ou le maïs, que de forcer sur l’un et compenser avec de l’azote minéral sur l’autre. Autant étaler un peu la crème partout pour commencer, ça fera des achats en moins. Ensuite, il faut essayer dès cet automne d’avoir des cultures vigoureuses, en bonne santé. L’implantation des céréales est déjà importante pour éviter de compenser des sorties d’hiver souffreteuses ; éviter donc, en ce moment, les implantations trop grossières, ou bâclées avant des pluies au risque de battance. Enfin, on va regarder la forme d’azote, et choisir peut-être celle qui sera la mieux valorisée par la plante. Au prix de la solution azotée et de l’urée, l’ammonitrate, en rendu racine, tient forcément la corde cette année.
Et dans la pratique au champ ?
Là encore, il faudra mettre tous les atouts de son côté pour que toutes les unités apportées soient le plus rentables possible. Les conditions d’applications seront primordiales : sur un sol humide, ou avant une pluie, il faudra savoir choisir d’aller fertiliser, pour que ce qui a été déposé joue pleinement. Il faudra savoir aussi s’adapter : même si on espère pouvoir décaler un peu les premiers apports vues les conditions de semis, il ne faudra pas hésiter à intervenir une semaine plus tôt que prévu si les conditions sont idéales. Enfin, il faut viser l’étalement des apports tout au long du cycle, et donc tendre au fractionnement à quatre apports. Au sortir de l’hiver, s’il faut se restreindre de 40 ou 60 unités sur céréales, il vaudra mieux baisser de 10 à 15 unités chaque passage que de faire impasse sur le dernier. La qualité demeure nécessaire.
Pour accompagner ce choix, les Outils d’aide à la décision seront-ils de mise ?
Ca dépend. Il faut partir des constats que nous faisons tous. Nous avons tous des témoins non fertilisés chaque année, et des témoins fertilisés à dose X-40. Pour les premiers, on atteint très régulièrement 70 qx ; quant aux seconds, on se retrouve souvent à une perte de 4 à 6 qx. Ca ne veut pas dire qu’il faut le faire, mais qu’il faut s’obliger à réfléchir. Les OAD sont utilisés toujours pour aller chercher les derniers quintaux. Est-ce ceux-là qu’il faudra trouver en 2022 ? Pas sûr. D’autant plus que le coefficient de besoin «B» est devenu un coefficient intégrant un objectif de qualité «BQ», majoré de 0,2. Pour un objectif de 100 qx, les besoins calculés sont déjà majorés de 20 unités. L’OAD le plus utile en 2022 sera le reliquat azoté. Si l’hiver ne génère pas un fort lessivage, il faudra connaître le reliquat le plus finement possible dans chaque parcelle, pour connaître avec précision les écarts d’une parcelle à l’autre et coller au plus juste.
Et les autres produits ?
On a trop peu de recul sur les biostimulants et les bactéries fixatrices d’azote. ça ne veut pas dire que ça ne fonctionne pas, mais on ne peut pas encore poser une équation de fonctionnement et de rentabilité, surtout qu’on travaille là encore sur les dernières unités. Pour les engrais foliaires, il faut avoir un vrai discernement sur les discours et les modes d’action. Une unité, ça reste une unité. S’il entendait les raccourcis parfois sur des unités trois ou cinq fois plus efficaces, Lavoisier se retournerait dans sa tombe ! Qu’on diversifie les modes d’action c’est une chose, qu’on imagine faire des miracles, ce n’est pas crédible, c’est même dangereux.
Sébastien Daguenet, Cerfrance Picardie Nord de Seine
«Ce n’est pas ce qu’on espérait, mais il y a encore de la cohérence»
Sur les charges, on observe en un mois une hausse de 100 € par hectare sur le poste fertilisation, en prenant les chiffres du moment. Sur le prix du blé, par exemple, on a aussi une hausse dans le même temps qui, au final, aboutit à la même marge brute par hectare. Certes, ce n’est pas ce qu’on espérait, mais il y a encore de la cohérence.
À ce prix-là, faut-il acheter et, si oui, dans quelle proportion ?
La vraie question est la disponibilité d’engrais au moment où il faudra l’épandre. Au-delà du prix, la logistique pose réellement question. Dans aucun de nos systèmes on ne trouvera rentable de faire l’impasse en azote, donc il faut se couvrir pour pouvoir travailler l’an prochain. Quant à la proportion, elle n’est pas rationnelle : on observe des clients qui ne sont pas inquiets en étant très peu couverts et, à l’inverse, d’autres toujours pas sereins alors qu’ils ont 75 % de leur besoin 2022 en stock. On peut pourtant considérer qu’à ce niveau, les besoins de l’entreprise sont bien appréhendés.
Malheureusement, mon ressenti est plutôt, à l’heure actuelle, que de nombreux agriculteurs ne sont pas couverts et prennent le risque de ne pas être livrés.
Se couvrir, c’est l’avoir sous son hangar ?
Pas forcément. Se couvrir, c’est engager son acte d’achat. Ça peut tout autant être l’avoir sous son toit que d’avoir confirmé son besoin à son fournisseur, même dans une forme de prix moyen de campagne. Pour ce qui n’est pas encore livré, on se heurte à la crainte de la disponibilité, mais là, ce sera la même chose pour tout le monde. À la limite, on peut envisager de différencier ses achats en fonction de la garantie de disponibilité. Dans tous les cas, il faut des certitudes à la sortie de l’hiver.
Quelle est la bonne stratégie d’achat ? Prix ferme ou de campagne ?
La seule bonne stratégie, c’est la cohérence au moment de la prise de décision. Vendre du blé à 190 € en avril dernier, c’était cohérent. Cela couvrait à cette date les coûts de production. La réalité de l’été, en volume et en qualité, a changé les données, mais pas le fait que cette décision était cohérente à l’époque. Ce qui est cohérent aujourd’hui, c’est d’avoir un rapport entre les charges qu’on engage et les produits qu’on escompte. Donc, dans une certaine mesure, d’avoir une cohérence entre sa couverture d’azote et celle de vente du blé par exemple, à ceci près qu’on peut s’engager sur tout son besoin d’azote, mais mieux vaut éviter d’engager toute sa récolte à prix ferme compte tenu des aléas. Confier à son OS tout l’appro en engrais à un prix de campagne et à côté toute la récolte de céréales à prix moyen, c’est une autre forme de cohérence. Ce qui est incohérent, c’est d’engager fortement d’un côté et peu dans l’autre. Sans parler de la trésorerie.
S’il reste des volumes de céréales de 2021 à vendre, faut-il les vendre pour financer les intrants 2022 ?
Au prix du jour, les vendre, ce n’est certainement pas les brader. C’est une bonne opération sur l’exercice 2021. On ne peut pas travailler avec des regrets après coup. Espérer que le prix du blé monte encore, ça s’apparente à une forme de spéculation avec de l’argent qu’on a pas, ce qui est dangereux… On peut le faire, mais uniquement si la trésorerie le permet.
Faut-il revoir ses objectifs techniques à la baisse ?
S’imposer une impasse n’aurait pas de sens. Par contre, il faut revérifier la rentabilité de la fertilisation. À ce prix-là, il faut impérativement connaître ses coûts de production personnels, et vérifier notamment la rentabilité des dernières unités épandues. Dans un secteur avec une moyenne quinquennale proche de 100 qx, la réponse sera différente d’un secteur qui plafonne à 70 qx.
Cette tendance haussière va-t-elle se poursuivre ?
À cette heure, aucun feu n’est vert pour le prix de l’azote. Le coût des énergies, les tensions géopolitiques, les rétentions industrielles, tout concourt à une hausse. Sans parler d’un effet «panique» qui aiguise d’autant plus les tensions. Mais, à un moment, cela se détendra. Il y aura un rétablissement des accès aux volumes, soit avec une production mondiale supérieure, soit parce qu’on atteindra des sommets tels que certains bassins à l’échelle planétaire ne seront plus en capacité à le valoriser, et cela détendra l’offre pour les autres. Avec notre productivité, nous ne serons pas un des premiers bassins à coincer… Donc oui, ça baissera. Reste à savoir quand, et vu qu’aujourd’hui on est encore dans la hausse, c’est impossible de se projeter sur la baisse.