Foncier agricole : «on va tout droit vers le modèle anglo-saxon»
L’essentiel des marchés fonciers ruraux en 2018, avec Emmanuel Hyest, président de la FNSafer. Particularités du marché, prix moyens, qui achète, et les risques qui pèsent sur le modèle agricole.
Quelles sont les particularités que vous avez relevées au sujet des marchés fonciers ruraux en 2018 ?
Nous sommes toujours sur un marché ouvert, qui se situe à 1,6 %. Même si ce pourcentage paraît faible, il est le double de celui des autres pays européens. Nous sommes plutôt sur un marché consolidé, avec peu d’augmentations, mais cela ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’évolutions significatives, notamment dans le nord de la France. La moyenne des prix n’est pas toujours le meilleur élément pour analyser les marchés. Il vaut mieux retenir les écarts types qui, eux, sont très importants d’un territoire à l’autre, et qui résultent d’opérations sur lesquelles la Safer ne peut pas intervenir.
L’autre particularité que l’on peut noter est la difficulté des transmissions des exploitations d’élevage. Cela s’explique par la conjoncture de la filière, mais aussi par le poids important du bâtiment par rapport à la rentabilité de l’exploitation. En fait, il n’y a pas toujours d’adéquation entre le bâti et les besoins. Si cette problématique est présente dans nos régions, elle est cependant gommée par les concurrences exercées par les agriculteurs faisant des grandes cultures, qui sont toujours prêts à acheter des terres. J’alerte toutefois sur le sujet, car on ne peut pas avoir d’agriculture durable sans équilibre entre cultures et élevage.
Une autre particularité concerne la prédominance des transferts de parts de société. Si une partie des transferts ne pose aucun problème, car il s’agit de transmissions familiales ou extérieures qui se réalisent dans le cadre des politiques souhaitées, l’autre partie des transactions est problématique, car elle échappe à tout contrôle et tire les prix à la hausse.
On est arrivé à un vrai basculement du modèle agricole avec ces dernières pratiques. Le modèle agricole que l’on connaît, soit celui des exploitations familiales, est menacé. Avec la financiarisation croissante de l’agriculture, l’agriculteur ne sera plus maître des décisions et des capitaux. Et si on ne fait rien, on va tout droit vers le modèle anglo-saxon, soit un système où le modèle financier prime sur tout. Ce qui pose la question suivante : quelle place fait-on encore à l’homme dans la société ?
Quels sont les prix moyens des terres et prés libres non bâtis et des terres et prés loués non bâtis ?
Pour les terres et prés libres non bâtis, le prix moyen est de 5 990 €/ha, soit une hausse de 0,1 % par rapport à l’an passé. Le prix est de 7 540 €/ha dans les zones de grandes cultures et de 4 580 €/ha (+ 1,8 %) dans les zones d’élevage bovin (- 2 %). Pour les terres et prés loués non bâtis, le prix moyen est estimé à 4 740 €/ha, soit une augmentation de 1,1 %. Il est de 6 080 €/ha dans les zones de grandes cultures (+ 1,1 %) et de 3 660 €/ha dans les zones d’élevage bovin (+ 0,7 %).
Ces prix révèlent que, en moyenne nationale, nous sommes depuis deux ans sur une consolidation après vingt ans d’augmentation ininterrompue. Une fois cela dit, il continue à y avoir une forte demande de terres par les agriculteurs, les porteurs de capitaux et des personnes avec des parts de société. Et pour cause. S’il y a bien une économie qui ne fera pas l’objet d’un retournement, c’est celle de l’alimentaire. D’une part, car il faudra toujours se nourrir, d’autre part, parce que la population augmentant sur la planète, il faudra toujours de l’agriculture. C’est la raison pour laquelle on voit toujours arriver des capitaux dans l’agriculture.
Quels sont les modes d’accès au foncier ?
Il y en a quatre : l’achat, la location, le transfert des parts de société et le travail à façon. Ce sont les acquisitions des formes sociétaires qui progressent le plus, tant pour les terres et prés libres que pour les terres et prés loués.
Qui achète ?
Les agriculteurs ont acquis 48 % des surfaces du marché en terres et prés libres en 2018 contre 60 % en 1993. La part des acquisitions par des non-agriculteurs est passée, elle, de 28 % à 32 %. Pour les terres et prés loués, les fermiers ne représentent plus que 56 % des surfaces du marché contre 68 % en 1993 alors que les agriculteurs non fermiers en place passent de 11 % à 15 %. La part exploitée par des sociétés est de plus en plus forte depuis cinq ans. Ces dernières deviennent, depuis quelques années, propriétaires du foncier et locataires en même temps. C’est un changement énorme de façon de faire et d’être.
Quels sont les risques que représente cette montée en puissance des sociétés dans l’agriculture ?
Le risque est de perdre le modèle agricole que l’on connaît, avec des hommes et des familles sur les exploitations, un modèle plébiscité par la société. Cela va faire également perdre un ancrage au territoire.
Quelle est la part des étrangers dans les acquisitions de terres ?
Dans ce que l’on peut connaître des acquisitions, elle est encore faible. Les étrangers ont réalisé, en 2018, quatre-vingt-six acquisitions pour 327 milliards d’euros. Le niveau atteint en valeur s’explique par quelques transactions exceptionnelles. Quant à l’origine des acquéreurs, elle est majoritairement européenne (76 % en nombre), puis viennent ceux originaires d’Amérique du Nord (10 %).
Il faut souligner que le niveau d’accaparement des terres existe dans tous les pays européens, et même dans tous les pays du monde. Ce qui est nouveau, c’est que des sociétés achètent du foncier pour l’exploiter alors qu’avant c’était plutôt pour spéculer.
Comment mieux protéger le foncier ?
En ayant une loi foncière. Si les gens étaient raisonnables, il n’y en aurait pas besoin, mais ce n’est pas le cas. Il faut une loi qui redonne de la transparence à tous les marchés et remettent les agriculteurs et les citoyens sur un pied d’égalité, car une partie du marché échappe à tout contrôle.
Comment augmenter la transparence des marchés ?
Ce que l’on propose, c’est que l’ensemble des transactions sur les marchés fonciers soit soumis au contrôle. Quand je dis l’ensemble des marchés, cela veut dire que le travail à façon fasse aussi l’objet de contrôles. Cette demande n’émane pas de la Safer, mais de l’ensemble de la profession agricole. De plus, on demande que les transferts des parts de société soient soumis à agrément, afin que l’on puisse entrer dans les discussions.
J’imagine que ces demandes font partie des attentes que vous avez au sujet de la future loi foncière. A ce sujet, attendez-vous de la loi qu’elle renforce le rôle de la Safer ?
On attend de la loi foncière qu’elle permette la protection du foncier et plus de transparence dans les marchés. Une fois cela dit, nous n’attendons pas que notre rôle soit renforcé. Nos missions sont déjà nombreuses. On intervient sur l’ensemble du territoire rural, sur le développement local et l’environnement. En revanche, nous avons une réflexion sur le portage du foncier du fait de l’augmentation du prix des terres. On se dit que plutôt que de voir des financiers acheter des terres que ne peuvent acheter des jeunes qui veulent s’installer ou d’autres personnes physiques apportant des capitaux, faute de moyens suffisants, avec un fonds de portage, on peut leur donner une chance d’avoir accès au foncier.
Les prix des biens fonciers ruraux en 2018
Terres et prés libres : + 0,1 % à 5 990 €/ha
Terres et prés loués : + 1,1 % à 4 740 €/ha
Forêts : + 3,5 % à 4 250 €/ha
Vignes AOP : + 2,4 % à 147 300 €/ha
Vignes à eaux-de-vie AOP : + 3,8 % à 48 700 €/ha
Vignes hors AOP : + 2,3 % à 14 200 €/ha
Terrains constructibles de moins de 1 ha acquis par des particuliers : + 1,5 % à 71 200 € le lot
Maisons à la campagne : + 2,1 % à 168 200 € le lot