Le suicide des agriculteurs dans l'actualité
En 2015, 372 agriculteurs ont mis fin à leurs jours. Il s’agit de la catégorie socio-professionnelle la plus touchée par le suicide. Le sujet se retrouve au cœur de l’actualité en raison de la sortie du film Au nom de la terre.
Dispositif d’écoute, entraide, aide au répit, avance de trésorerie… Les leviers sont nombreux pour tenter d’éviter le passage à l’acte. Si la sortie imminente du film d’Édouard Bergeon, Au nom de la terre, prévue le 25 septembre, remet le sujet du suicide en milieu agricole sur le devant de la scène, la profession agricole a mis en place, depuis plusieurs années, un certain nombre d’outils pour éviter aux agriculteurs de commettre l’irréparable dans un contexte où la pression – économique, sociétale, etc. – se fait de plus en plus forte sur le secteur.
«Notre profession est la plus touchée, il importe donc de parler du phénomène, mais en connaissance de cause», note Christiane Lambert, présidente de la FNSEA. Si les quinze à trente-neuf ans se suicident moins, la proportion augmente chez les quarante à quarante-neuf, puis chez les cinquante à soixante-quatre ans, avant d’exploser au-dessus de soixante-cinq ans. «Dans la tranche des cinquante à soixante-quatre ans, les agriculteurs concernés sont majoritairement des éleveurs, en particulier des éleveurs laitiers. Les retraités sont les plus touchés. Ils travaillaient beaucoup, n’avaient pas de loisirs. Sitôt l’arrêt de leur activité, ils se sentent inutiles. Ils se retrouvent seuls et ont un très faible revenu», explique Christiane Lambert.
Des dispositifs d’accompagnement
Pour répondre à la diversité des situations de détresse, plusieurs dispositifs ont été mis en place. Agri Sentinelles est un réseau animé par l’Institut de l’élevage et rassemble un grand nombre d’organisations agricoles partenaires, dont la FNSEA. Sur base du volontariat, il permet aux techniciens, conseillers, vétérinaires, ou encore salariés de ces organisations, qui travaillent au quotidien avec les agriculteurs, de repérer les professionnels en situation de détresse et de lancer l’alerte.
Créé en 2014 par la MSA, Agri’Écoute est un numéro d’appel (09 69 39 29 19) qui permet aux exploitants agricoles en difficulté de joindre à tout moment des psychologues cliniciens diplômés spécifiquement formés à la gestion du mal-être et des situations de crise suicidaire. Un suivi personnalisé peut être mis en place et des solutions concrètes sont trouvées au cas par cas, l’adhérent pouvant garder l’anonymat. Entre juillet et décembre 2018, Agri’Écoute a reçu en moyenne 346 appels par mois. 83 % des appelants sont des agriculteurs en difficulté, 12 % sont des proches, 1 % sont des référents MSA, 4 % sont hors périmètre. 9 % des appelants se sont inscrits dans une démarche de suivi.
Mises en place dès 2011, les cellules pluridisciplinaires MSA apportent une écoute aux situations de détresse et mettent en œuvre un réseau d’aide adapté à chaque cas. Le risque psycho-social est pris en charge par les équipes médicales, l’action sociale peut proposer des prestations, la relation-adhérent s’assure que toutes les prestations de sécurité sociale ou d’aide sociale ont bien été demandées. En 2017, 1 870 situations de personnes en difficulté ont été détectées par les cellules pluridisciplinaires (une progression de 30 % par rapport à 2016). 75 % des personnes suivies sont des exploitants agricoles.
Si les nouvelles générations choisissent le métier par passion, certains fils et petit-fils d’agriculteurs peuvent avoir du mal à équilibrer leur vie entre la volonté de s’engager 24h sur 24 pour valoriser l’héritage familial, et le besoin de lever le pied pour passer du temps avec sa famille. «C’est notamment pour cela que nous avons mis en place les séjours Ensemble pour repartir», explique Christiane Lambert. Accompagnées par deux travailleurs sociaux MSA, les familles sont invitées à partir cinq jours pendant les vacances scolaires. Des temps d’échange sont organisés durant le séjour avec un psychologue et entre les familles. Le coût du service de remplacement est pris en charge par la MSA. «Il n’y a rien de plus important que les siens, aucune difficulté économique ne justifie que l’on renonce à sa vie», ajoute la présidente de la FNSEA.
L’aide au répit, enfin, vise à prévenir l’épuisement professionnel. Elle permet de bénéficier d’un financement pour se faire remplacer à l’exploitation pendant sept à dix jours, avec renouvellement possible selon les situations. Le travailleur social de la MSA propose un plan d’action personnalisé pour sortir du syndrome de l’épuisement et prendre du recul (aides au départ en vacances, «séjours-répit», temps de loisirs, groupes de paroles, consultations psychologiques, séances de sophrologie…). En 2018, 3 072 affiliés et 890 ayants droit ont été accompagnés pour un montant total de 2 857 619 €. Pour 2019, 3,3 millions d’euros sont mobilisés pour la reconduite du dispositif.
Passage à l’acte aux multiples causes
Dans sa thèse, «Les suicides des agriculteurs : pluralité des approches pour une analyse configurationnelle du suicide», le sociologue Nicolas Deffontaines, chercheur associé au Cesaer Inra, établit les configurations qui poussent les agriculteurs à se suicider. Il constate que les agriculteurs sont au sommet de la pyramide des suicides, si on compare avec les cadres, les artisans, les ouvriers, les employés et les professions intermédiaires. Il distingue ainsi quatre «types» de scénarios.
Le premier, le suicide égoïste, est caractérisé par l’isolement social, a fortiori chez les célibataires, plus fréquents dans la profession, notamment chez les petits paysans. Ces derniers ont un risque 1,5 fois supérieur de se suicider qu’un agriculteur qui est installé dans une plus grande exploitation. Le suicide égoïste est provoqué par un déficit d’intégration. L’agriculteur ainsi acculé éprouve souvent un sentiment grandissant de disqualification sociale.
Le deuxième, le suicide altruiste, est une configuration que l’on retrouve généralement chez les agriculteurs proches de l’âge de la retraite, et qui éprouvent de grandes difficultés à transmettre leur exploitation. Le troisième type est le suicide anomique, qui concerne des agriculteurs très investis dans leur travail, mais qui font face à une menace vis-à-vis de leur indépendance statutaire. Ce sont des agriculteurs très reconnus par leur profession, qui vont tomber dans une dépression, suite à l’effondrement de toutes leurs croyances dans leur travail.
Enfin, le chercheur décrit le suicide fataliste. Il est causé par une difficile imbrication entre vies personnelle et professionnelle. Certains exploitants sont tiraillés entre la volonté de garder une autonomie conjugale, avec un conjoint qui ne travaille pas dans l’exploitation, par exemple, et des parents qui sont encore très présents. Il y a donc une injonction contradictoire pour l’agriculteur qui éprouve des difficultés à réguler sa vie quotidienne.