Interview
«Une véritable guerre psychologique sur fond de souveraineté alimentaire
Arthur Portier est agriculteur à Andeville, dans le Sud de l’Oise, mais il est aussi consultant chez Agritel et un expert reconnu sur le marché des matières premières agricoles. Il nous livre son analyse sur le marché actuel au vu des dernières actualités de la planète et notamment sur le front de la guerre en Ukraine.
Arthur Portier est agriculteur à Andeville, dans le Sud de l’Oise, mais il est aussi consultant chez Agritel et un expert reconnu sur le marché des matières premières agricoles. Il nous livre son analyse sur le marché actuel au vu des dernières actualités de la planète et notamment sur le front de la guerre en Ukraine.
La Russie a choisi de ne pas prolonger l’accord qui permettait l’exportation par bateaux des céréales par la mer Noire. Fallait-il s’y attendre ?
Arthur Portier : Pour remettre les choses dans leur contexte, rappelons que le conflit, démarré le 24 février 2022, est intervenu alors que l’Ukraine et la Russie représentaient déjà à elles seules 50 % des exportations mondiales de céréales. En 2021, l’Ukraine a exporté 19 millions de tonnes (Mt) de blé et 27 en maïs. Autant dire que ce conflit entre deux gros protagonistes sur le marché du grain a fait tout de suite peser des inquiétudes sur la souveraineté alimentaire mondiale.
En août 2022, sous l’égide de l’Onu et avec l’aide de la Turquie, un accord a été trouvé, ce fameux corridor, pour permettre à l’Ukraine de continuer à exporter. À noter que jusqu’à présent, c’est le seul pas en avant, l’unique rapprochement qui ait été possible entre l’Ukraine et la Russie.
Ce corridor temporaire a été reconduit en novembre 2022, en mars, puis en mai 2023. Il a quand même permis à l’Ukraine d’exporter 33 Mt de grains (céréales et oléo-protéagineux), ce qui a entraîné une détente des prix mondiaux qui avaient flambé au début du conflit. Avant la mise en place du corridor, en mai 2022, le blé Euronext était à 430 €/t ; en juillet 2022, quand l’accord était en vue, il est descendu à 350 €/t et aujourd’hui, il est à 225 €/t.
Le 17 juillet dernier, Vladimir Poutine a fait savoir qu’il suspendait le corridor car l’Union européenne n’a pas répondu favorablement à ses revendications, à savoir la réintégration de la Banque agricole russe dans le système bancaire Swift.
Il s’est également dépêché de clamer auprès des pays importateurs, notamment africains, que si l’Ukraine ne pouvait plus exporter, entraînant sans doute une hausse des cours, c’était la faute des Occidentaux. Il a aussi rappelé que la Russie était prête à exporter sa marchandise auprès de clients privés ainsi du blé ukrainien.
L’Ukraine a-t-elle d’autres moyens d’exporter ?
A.P. : Entre février et août 2022, l’Ukraine a développé des alternatives à la mer Noire et notamment au port d’Odessa pour l’export de ses grains. Il s’agit de la route avec des camions, du chemin de fer et surtout du fluvial, par le Danube, avec les ports d’Izmaël et de Reni. Aujourd’hui, par route, l’Ukraine arrive à exporter 2 Mt/mois et autant par le Danube, ce qui n’est pas rien.
Jusqu’à la suspension de l’accord, 4,5 Mt sortaient tous les mois par les ports de la mer Noire. Les alternatives se sont développées rapidement et elles peuvent compenser en partie la solution mer Noire.
Dès l’annonce de la fin de l’accord, le cours du blé a légèrement augmenté. Que faut-il en penser ? Est-ce durable ?
A.P. : Dans un premier temps, il n’y a pas eu de réaction des marchés car les alternatives mises en place assurent une certaine continuité. Les marchés avaient ainsi pu anticiper la suspension de l’accord, malgré les agitations de la Russie à chaque période de renouvellement de l’accord.
Mais, depuis le 17 juillet, des événements sont intervenus. Dans la nuit du 18 au 19 juillet, les silos d’Odessa ont été attaqués par la Russie. Le 19 juillet, le Kremlin a annoncé que tout bateau qui naviguerait en mer Noire à proximité des ports serait considéré comme potentiellement chargé d’armes et donc susceptible d’être attaqué par la Russie.
Enfin, dans la nuit du dimanche 22 juillet, des drones ont bombardé les silos de Reni qui font partie des alternatives d’exportation. Tout ceci a créé une escalade de la tension et fait monter les prix. Leur niveau dépendra de la suite des événements, que nul ne peut prévoir. Il y aura quand même des conséquences à moyen terme.
Peut-on imaginer d’autres répercussions de la décision russe ? C’est sans doute un acte totalement politique.
A.P. : Effectivement, la Russie fait savoir qu’elle a beaucoup de marchandise à vendre et elle se place comme le recours à de nombreux pays africains importateurs.
Dans le monde, il y a huit pays qui sont de gros exportateurs de grains. Si l’un d’entre eux venait à avoir une récolte défaillante, le blé russe deviendrait indispensable et beaucoup seraient obligés de manger dans la main de Poutine. Le maître du Kremlin se livre bien sûr à une guerre psychologique sur fond de souveraineté alimentaire et de crainte de pénuries.
Comment sont les récoltes en Ukraine et Russie dans le contexte que nous connaissons ?
A.P. : Il y a des incertitudes sur la capacité de l’Ukraine à produire et exporter, notamment sur les 20 % de sa surface qui sont occupés par les Russes. On estime qu’elle produira 18 Mt de blé, contre 33 en 2021, avant le conflit. Vu le contexte, c’est remarquable car ce n’est pas le manque d’intrants qui est la cause de cette baisse, mais plutôt la sécheresse qui a sévit au printemps. L’Ukraine pourrait exporter 11 Mt contre 19 en 2021.
Quant à la Russie, après la récolte exceptionnelle de 2022 à 95 Mt de blé qu’elle avait exporté à hauteur de 45 Mt, elle devrait produire cette année aux alentours de 85 Mt. Si on ajoute le stock de fin de campagne de 19 Mt, la Russie se place comme un très gros exportateur potentiel sur la scène internationale.
Quelles conséquences cette décision peut-elle avoir sur les débouchés de la récolte en cours en Europe et en France ?
A.P. : Au printemps, on avait pensé que la récolte en blé pourrait être exceptionnelle en France, avec un potentiel remarquable. L’éventuel surplus de production s’est évaporé en mai avec la sécheresse, entraînant de fortes déceptions. Au final, la récolte ne sera que moyenne.
Le problème est le manque de compétitivité des blés français et européens par rapport au blé russe, nous sommes clairement trop cher ! La France a quand même exporté en juillet du blé au Maroc, car ce dernier a connu une baisse de production suite à un manque de précipitations, le programme d’achats a été réalisé.
Mais, sur août et septembre, rien n’est signé, il y a peu de demandes sur les blés européens et français pour des raisons de prix. Il faut espérer que, lors de la seconde partie de campagne à partir de janvier 2024, nos prix soient plus compétitifs, soit parce qu’ils auront baissé, soit parce que l’origine mer Noire aura été réévaluée.
Aujourd’hui, on ne manque pas de blé dans le monde. Ce qui pèse, c’est la fluidité des transports et la facilité à exporter. Notre blé est plus cher, mais il est facilement transportable. Si le conflit Ukraine-Russie perdure, comme l’Ukraine a fait les mêmes annonces que la Russie en ce qui concerne les bateaux qui navigueraient en mer Noire, cela peut devenir compliqué pour la Russie d’exporter son blé car il serait très coûteux d’assurer des bateaux dans une zone jugée non sécuritaire. Cela pourrait redonner de l’attrait aux blés européens et français.
Dans ce contexte de tension et de concurrence accrue sur l’arme alimentaire, je ne peux que déplorer les politiques européennes en matière agricole et environnementale qui portent en elles une baisse de la production du fait de la limitation des moyens, que ce soit le refus des NBT (new breeding technologies) ou le retrait constant de produits phytosanitaires. Sans parler de la jachère !
Si on élargit notre vision au monde et qu’on ne se borne pas au court terme, en s’appuyant sur des bases scientifiques sûres, il est possible de développer notre production tout en préservant l’environnement et assurer ainsi notre sécurité alimentaire et celle de ceux qui dépendent de nous. Il nous faut des politiques publiques à la hauteur des enjeux.