Agriculteurs en difficulté : «Des filières entières en souffrance»
Spécialiste des risques psychosociaux en agriculture, François-Régis Lenoir est aussi agriculteur à Remaucourt, dans les Ardennes. Tour d’horizon avec lui sur la question du mal-être dans ce milieu.
Quand on évoque la souffrance du monde agricole, de quoi parle-t-on exactement ? Quelles réalités cela recouvre-t-il ?
Juger la souffrance d’un agriculteur ou de toute autre population, je ne me le permettrais pas. L’expression d’une souffrance ne relève jamais du jugement, et je n’ai jamais connu une personne qui souffrait «psychologiquement» par plaisir. Ce que l’on a vécu et ce que l’on vit, la comparaison aux autres, des sentiments nombreux et négatifs sur ce qu’on est et sur ce que l’on fait… Tout cela est souvent multifactoriel et convoque notre histoire, notre présent et notre perspective d’avenir.
De tous les entretiens que j’ai menés, ce qui ressort le plus chez les agriculteurs est la crainte de ne pas y arriver et de ne pas être compris. Cela se traduit par des changements émotionnels et comportementaux, mais aussi des changements dans le discours. Autant de signaux qui peuvent être entendus et observés par les proches des agriculteurs. Au demeurant, cela n’est pas spécifique au milieu agricole, sauf que ces changements sont renforcés avec l’isolement géographique et social que vivent les exploitants, souvent seuls dans leurs fermes.
Considérez-vous que la souffrance des agriculteurs va crescendo ?
Je dirais qu’elle va en effet crescendo depuis quinze ans. A présent, cela bouge moins, mais une crise (aléas climatiques, sanitaires, économiques) peut rapidement plonger le monde agricole dans des états de stress profonds. Une fois cela dit, même si cela semble aller mieux, beaucoup d’exploitations sont encore dans une situation de grande fragilité. Le «désaménagement» du territoire joue aussi dans ce sens-là. Soit on redonne de la vitalité aux territoires, soit on laisse tout en plan, et le niveau de souffrance du monde agricole augmentera automatiquement.
Quelles sont les causes de cette souffrance ?
Elles sont multifactorielles. Le facteur économique est le déclencheur, mais il faut comprendre ce qui se passe dans l’économie. Or, on n’apprend pas en restant toujours seul chez soi. La difficulté économique est donc une conséquence, pas la cause. A cela se greffe le problème bancaire, qui ne prend plus en compte l’économie lente, spécificité du monde agricole, puisque modifier l’investissement d’une exploitation, c’est du long terme.
Selon nos études, ce sont l’isolement socioprofessionnel et l’isolement socio-affectif qui sont les premiers facteurs de souffrance. Celui qui est isolé sur le plan socioprofessionnel sera en retard sur les évolutions et se retrouvera dans un système caduque, au final. Or, comment voulez-vous que les agriculteurs, qui sont multi-tâches et ont toujours plus d’activités à gérer, soient en lien avec les organisations professionnelles agricoles ? Et d’autant que pas mal d’organisations se sont éloignées d’eux (regroupement et concentration des acteurs, éloignement géographique, désintérêt pour l’agriculture, bureaucratisation, plateforme téléphonique…). La déshumanisation de la relation amplifie l’isolement. Le modèle agricole actuel est totalement éclaté et le plus fragile des acteurs de ce système est l’agriculteur.
Les causes socio-affectives sont tout aussi importantes. Elles concernent notamment le célibat, qui est vraiment subi dans les campagnes, mais aussi les divorces et les deuils. Tout cela alimente le sentiment d’isolement qu’ils peuvent éprouver, renforcé aussi par la taille exponentielle des exploitations et la chute des effectifs dans le milieu agricole. Du coup, les relations et les échanges sont parfois rares, souvent insuffisants. S’ajoute à cela l’individualisme qui règne dans certains territoires et filières de la profession rendant l’ambiance dans le milieu agricole encore plus dégradée.
Y a-t-il de nouvelles causes qui se sont ajoutées à cette souffrance ?
Parmi les nouvelles causes, se trouve la sensation de déphasage par rapport aux attentes de la société, entraînant notamment des doutes quant à la représentation que se fait l’agriculteur de bien faire son métier. Or, personne ne répond à cette crise, hormis par l’imposition de normes qui ne sont pas toujours cohérentes avec les pratiques agricoles. Il y a des filières entières qui sont, de fait, en grande souffrance. Le déphasage est d’autant plus grand qu’il est alimenté aussi par la baisse de l’attractivité du territoire et des métiers manuels, dont celui d’agriculteur, l’homme aux mains sales.
Par ailleurs, les agriculteurs sont soumis à de fortes pressions avec les changements qu’on leur demande d’opérer. Avec les évolutions numériques et les contraintes écologiques, de nouvelles compétences et pratiques sont requises. Or, il faut des ressources au moment où l’on demande des adaptations, comme des leviers pour agir, ce qui n’est pas toujours le cas. Puis, c’est une population vieillissante, avec une moyenne d’âge avoisinant les cinquante-quatre ans. C’est tout sauf évident à cet âge de changer encore, à dix ans de la retraite, alors que l’agriculteur devrait envisager ses dernières années d’activité sereinement après s’être investi plus de trente ans dans sa carrière.
Autre point nouveau : la rupture dans les pratiques professionnelles entre les anciens et les jeunes. Certes, cela a toujours existé, mais la rupture s’est accrue considérablement au point d’entraîner des échecs dans des reprises d’exploitation, faute d’attente sur les pratiques professionnelles. La transmission est devenue une source de stress importante.
La question du suicide est-elle toujours un tabou dans ce milieu, qui n’est pas épargné par ce fléau ?
Le sujet est moins tabou depuis une quinzaine d’années. Dans les formations et les suivis individuels, il n’est plus rare d’entendre certains dire qu’ils y pensent. Bien que cela ne soit pas représentatif sur le plan statistique, nous avions fait une étude en 2011-2012 sur 170 éleveurs dans le nord-est de la France. L’étude a révélé un niveau de stress très élevé autour de pensées suicidaires chez les éleveurs, soit plus de 20 %.
Considérez-vous que le plan national de prévention du suicide soit satisfaisant ?
C’est une bonne chose, car cela a permis de travailler sur ce tabou et de faire bouger, notamment au sein des syndicats agricoles qui parfois réticents à ce sujet. Mais c’est loin d’être gagné, et le parcours sera encore long. Dans certains territoires, le sujet est même au point mort. Par ailleurs, la MSA seule est désorientée. Si on ne met pas tous les acteurs autour de la table et l’humain au centre des discussions, on n’aura pas d’avancées significatives. On n’est pas allé au bout du risque dans la prévention. Il faut vraiment identifier les territoires en souffrance et se demander comment on réinvestit de la valeur ajoutée en mettant tous les acteurs autour de la table. Pour avancer, il faut passer à la vitesse supérieure, en mettant tous les acteurs autour de la table. Autrement dit, on a des choses à revoir sur le modèle agricole.
Quelles sont les solutions qui pourraient contribuer à diminuer ces souffrances ?
C’est à la fois la prise en charge des personnes en souffrance avec méthode et professionnalisme, et un travail en profondeur pour impacter les exploitations, les territoires et les filières qui modifieront le terreau de cette souffrance et de l’isolement. Au sujet des territoires, il est impératif de les redynamiser au travers de projets collectifs, de la récupération de la valeur ajoutée, et la mise en commun des moyens pour diminuer les coûts des charges.
Comme je le disais précédemment, il faut reposer la problématique de la banque agricole et de ses fondements pour qu’elle intègre de nouveau dans son fonctionnement la prise en compte de l’économie lente. L’économie ne peut pas être portée seulement par des start-up. Il faut un système fluctuant pour les agriculteurs en lien avec les fluctuations des marchés.
Autre élément : une réflexion par filière s’impose. Le système de négociation est fondé sur une relation de dominant à dominé. Ce n’est pas possible de poursuivre de la sorte. On est réellement dans un rapport d’exploitation. La liberté de négociation n’existe que si et seulement si on est dans une relation équitable. D’ailleurs, les profils des agriculteurs les moins vulnérables sont ceux qui exercent dans une filière où le rapport de domination est moindre entre les acteurs.
Mais le système agricole éclaté dans lequel évoluent les agriculteurs n’excuse pas tout. Les agriculteurs doivent avoir des engagements politiques et syndicaux forts dans les prochaines années, quels qu’ils soient. Il faut qu’ils sachent s’ouvrir aux autres et développer des compétences, comme travailler en réseaux.