Beurre et poudre, un équilibre sur le fil du rasoir pour 2018
Plusieurs économistes s’inquiètent de la conjoncture laitière qui s’annonce pour 2018.
«Toutes les conditions semblent réunies pour une nouvelle crise laitière, dure et longue», a alerté le 3 février, André Pflimlin, expert auprès du Comité européen des régions. Cette analyse fait suite à la décision des ministres de l’Agriculture européens, le 29 janvier, de porter à zéro pour 2018 le plafond des achats à prix fixe dans le cadre de l’intervention publique sur la poudre de lait écrémé à partir du 1er mars.
En somme, Bruxelles se refuse à rouvrir le mécanisme d’intervention pour 2018 et se retrouve avec 380 000 tonnes de poudre de lait sur les bras, achetées depuis 2015. Or, cette poudre est un co-produit du beurre et sa production dans les pays européens ne devrait pas diminuer en 2018 puisque le beurre se vend cher aujourd’hui.
En effet, alors que beurre et poudre de lait écrémé évoluaient en parallèle depuis de nombreuses années, depuis la fin 2016, la demande mondiale a fait flamber le prix de cette matière grasse au point d’atteindre même presque
7 000 euros/t au second semestre 2017. Aujourd’hui encore, son cours reste élevé, aux alentours de 4 000 euros/t sur le marché mondial, soit un prix presque deux fois supérieur à celui de 2016 ou de 2015. En parallèle, la demande mondiale pour la poudre maigre se caractérise par un manque d’enthousiasme. Depuis la fermeture de l’intervention, comme chaque année au 30 septembre 2017, le prix de la poudre a chuté en dessous du prix fixé par Bruxelles (1 700 euros/t).
La crise laitière de 2015-2016 a eu pour effet de diminuer la collecte laitière européenne. Mais de fait, la tendance de marché s’est légèrement inversée fin 2017 au point que Phil Hogan, le 29 janvier, a déclaré que la croissance de la production laitière de l’UE depuis janvier 2017 «n’est tout simplement pas soutenable dans le marché actuel».
Si la France voit sa production laitière 2017 inférieure à celle des trois années précédentes (voir figure 1), ce n’est pas le cas de tous les pays européens. D’après FranceAgriMer, l’Irlande a vu sa collecte augmenter de 9,4 % en 2017 par rapport à 2016. En Belgique, la hausse est de 3,8 % (voir figure 2). En Pologne, elle est de 4,9 %. Mais la France reste en retrait de 0,2 % et l’Allemagne ne progresse que de 0,1 %. Au total, la collecte laitière européenne a progressé de 2,2 % l’année dernière. Un taux relativement faible mais qui, en production laitière, peut être suffisant pour déstabiliser fortement le marché mondial et faire chuter les prix.
«Un risque de surproduction»
Phil Hogan est sans appel : «Il y a un risque de surproduction alors que nous avons toujours 380 000 tonnes de stocks de poudre». Damien Lacombe, président de Coop de France - Métier du lait, s’inquiétait lui aussi, le 1er février, de ces stocks de poudre : «Nous avons la volonté d’être offensifs sur ces stocks de poudre qui pèsent sur le marché. Il ne suffira pas de se contenter de dire que c’est le marché qui va réguler la production.»
A cela s’ajoute l’arrivée du printemps, soit le pic de production européen. FranceAgriMer écrit à ce sujet que «compte tenu des volumes de poudre en stock et de la reprise de la collecte, avec le pic saisonnier attendu au printemps, une remontée significative des cours de la poudre de lait écrémé est difficilement envisageable dans les prochains mois» (1).
Pour Damien Lacombe comme pour Frédéric Courleux, économiste chez Momagri, il est urgent de trouver une solution pour faire disparaître les stocks de poudre. «Une poudre vieillissante», souligne Gérard You, chef de service conjoncture laitière à l’Institut de l’élevage. Pour bon nombre d’acteurs, cette poudre ne peut être attribuée qu’à l’alimentation animale, mais elle reste encore trop chère. «Il faut rendre le prix de la poudre de lait assez attractif pour que les fabricants d’aliments acceptent les contraintes additionnelles de transport liées aux lieux et formes de stockage», relève André Pflimlin. Il constate, comme d’autres, que les éleveurs de porcs seraient le mieux à même de valoriser cette poudre. Même si cette attribution coûtera moins cher à l’UE que la destruction ou le don, Bruxelles semble s’y opposer car cette solution est jugée trop coûteuse, comme le rapporte Damien Lacombe.
Un équilibre beurre-poudre fragile
Et Frédéric Courleux de s’insurger de cette réponse : «Qu’est ce qui sera trop coûteux : vendre la poudre pour l’alimentation animale ou faire les frais d’une nouvelle crise ? Nous restons toujours dans la même séquence de la fin non maîtrisée des quotas laitiers», dénonce-t-il.
Il estime même que Phil Hogan prend un gros risque politique dans un contexte de réforme de la Pac. Gérard You décrit lui aussi une «politique attentiste» de la part de la Commission européenne. «Elle peut laisser faire... un peu !», constate-t-il. Et cela d’autant plus que, selon lui, le prix du beurre pourrait revenir «en tension» durant l’été prochain, car les stocks ne sont pas si importants et «certains opérateurs vont chercher à se couvrir».
Entre un prix du beurre élevé et un prix de la poudre bas, le prix payé au producteur devrait se tenir un minimum, à l’image de 2017. Benoît Rouyer, économiste au Cniel, note ainsi dans son analyse de conjoncture que «l’année 2018 s’annonce pour l’instant assez similaire à 2017. Les importants stocks de poudre de lait ne permettent pas d’envisager un scénario euphorique. Mais a contrario, le manque de beurre donne quelques assurances, en mettant un garde-fou vis-à-vis d’une éventuelle dégradation de la conjoncture».
(1) : «Bilan 2017 et perspectives 2018 des marchés des produits laitiers, carnés et avicoles», février 2018, FranceAgriMer
2018 sera une année charnière
Damien Lacombe se veut optimiste : «Il ne faut pas vendre le pire pour 2018.» Il reconnaît pourtant que «2018 est une vraie année charnière» avec une «filière laitière française» qui «a besoin de plus d’années favorables» et des éleveurs qui «ont besoin de refaire leur trésorerie».
Si l’un des marqueurs, beurre ou poudre, dérape, il s’agira d’«une nouvelle année noire», estime André Bonnard, secrétaire général de la Fédération nationale des producteurs de lait (FNPL). Il se veut optimiste : «Tous les producteurs européens ont besoin d’une bonne année». Il imagine déjà des changements possibles à Bruxelles, face à l’urgence de la situation, avec «une contractualisation rendue européenne» et une maîtrise des volumes déléguée aux opérateurs.
Du côté des producteurs, l’année risque d’être encore compliquée avec des défaillances d’entreprises possibles à la clef. Mais Bruxelles peut toujours envoyer des signaux pour influencer les marchés.