Echanges agricoles : l’angoisse de la balance
Alors que nos échanges agricoles et agroalimentaires avec les pays tiers s’étaient stabilisés depuis dix ans, c’est la balance commerciale avec l’UE qui se dégrade. Elle est devenue, pour la première fois, déficitaire en 2018.
Depuis quelques mois, les rapports se multipliaient sur le thème d’une compétitivité dégradée de l’agriculture et de l’agroalimentaire français : un avis du Cese en 2018, un référé de la Cour des comptes et un rapport d’information du sénateur Duplomb au printemps. Un indicateur pourrait désormais leur rendre raison : la balance commerciale française avec l’UE est devenue négative dans le secteur agricole et agroalimentaire, probablement pour la première fois depuis les années 1970, selon les chiffres compilés par l’économiste de l’Inra Vincent Chatellier. Tout un symbole pour un pays qui fait de son agriculture un emblème national. En déclin depuis 2012, cet indicateur est passé de + 6,3 milliards d’euros en 2011 à - 294 millions d’euros en 2018, selon les données des douanes françaises.
Soit une chute impressionnante de 6,6 milliards d’euros, qu’il faut d’emblée contextualiser. On peut d’abord se rassurer en observant que le solde commercial agroalimentaire tous pays confondus reste positif à + 6,8 milliards d’euros (il est négatif de 13,4 milliards d’euros en Allemagne) grâce à un fort excédent vers les pays tiers, qui s’est stabilisé depuis dix ans. Mais, alerte Vincent Chatellier, «la balance commerciale (tous pays) a été divisée par deux en sept ans» (cf. graphique).
On pourrait aussi observer que le marché alimentaire français, de l’ordre de 190 milliards d’euros, est resté globalement en croissance sur quinze ans, selon un rythme qui suit de près l’évolution de la démographie - malgré une inflexion sur 2018-2019. Enfin, les ventes des industries agroalimentaires françaises ont connu, sur la même période, une hausse de 8,6 milliards d’euros - malgré une lente régression en volume. «La France reste un grand pays agricole, qui pèse pour 17 % de la valeur de production européenne, mais elle a un problème de positionnement externe», résume Vincent Chatellier.
Qui creuse le trou ?
Parmi les filières les plus touchées par le creusement du solde commercial avec l’UE, les fruits et légumes, les produits laitiers, le porc et la volaille sortent en tête. Et les pays avec lesquels le solde s’est le plus dégradé sont l’Espagne, suivie de l’Allemagne, de l’Italie, puis la Belgique et les Pays-Bas. Alors qu’est-ce qui ne tourne pas rond dans les échanges avec l’UE ? Globalement, les exportations vers nos voisins européens ne progressent plus aussi vite que les importations depuis ces pays. Les importations depuis l’Europe captent donc probablement une partie de la hausse de la consommation française, et les exportations, elles, ne vont plus capter de nouvelle valeur chez nos voisins européens, pour compenser leur offensive.
Les raisons de ce déclin sont délicates à dénouer, et certaines réponses seront à trouver filière par filière. A l’automne, le Trésor (ministère de l’Economie) s’est essayé à une explication générale : pour Bercy, l’affaire est essentiellement une question de perte de compétitivité. D’après ses calculs économétriques, le recul de 3,9 % de la part de marché de la France en UE (2000-2015) est dû pour 85 % aux effets de compétitivité. En somme, ce recul n’est qu’en partie le fait de la malchance (positionnement historique sur des marchés nationaux déclinants, comme la Grèce), et il serait surtout le fait des faibles performances de l’agroalimentaire français sur l’ensemble de l’UE comparativement à ses concurrents.
Une analyse qui rejoint celle de Vincent Chatellier qui identifie trois facteurs au recul des exportations vers l’UE : «Le développement de la production agricole dans des pays acheteurs de nos produits, ou chez leurs pays fournisseurs, un marché européen peu porteur, notamment du fait de la démographie, et l’internationalisation de nos entreprises.» Parmi les emblèmes du premier phénomène, on peut citer le développement de la production polonaise en pomme ou en volaille, qui a capté des parts de marchés occupées par la France en Allemagne.
Coût du travail
Pour expliquer cette moindre compétitivité, Bercy évoque plusieurs facteurs. D’abord, le coût du travail horaire français dans les industries agroalimentaires qui se serait accru de 58 % entre 2000 et 2017 contre une hausse de 34 % en Allemagne, note Bercy. La main-d’œuvre est particulièrement importante dans plusieurs des filières dont le déficit se creuse avec l’UE (fruits et légumes, porc, volaille). Autre sujet : la réglementation portant sur la protection de l’environnement. D’après l’OCDE, la France est le pays de l’UE où l’indicateur d’exigence environnementale a le plus augmenté entre 2002 et 2012, derrière le Royaume-Uni. Le Trésor évoque enfin une moindre concentration des exploitations agricoles, le faible niveau d’investissement, le haut niveau de la fiscalité (hors cotisations sociales). Au printemps, la Cour des comptes citait également l’internationalisation des grands groupes agroalimentaires français.
Toutes choses égales par ailleurs, une dégradation du solde commercial est une perte de valeur, et souvent un indicateur de mauvaise santé d’une industrie nationale. A moins, par exemple, que le marché intérieur ne soit unanimement jugé plus dynamique et plus rentable que les marchés d’export par les entreprises. Le développement du marché bio français, qui est passé de 4 à 8 milliards d’euros depuis 2011, pourrait laisser penser cela. «Mais les IAA françaises ne captent qu’une partie de ce marché», rappelle Vincent Chatellier. Et de conclure : «Nous avons une petite zone de bonheur sur notre marché, le bio, où l’on était peu présent, et sur lequel on a créé de la valeur. Mais il ne faut pas laisser entendre qu’une relocalisation complète de l’agriculture et l’agroalimentaire français ne serait pas catastrophique. Pour le lait, les céréales, les bovins viande, ce serait une catastrophe. C’est une affaire extrêmement sérieuse», insiste-t-il.