En Baie de Somme, un petit train au long cours
Après le confinement, le petit train de la Baie de Somme sillonne à nouveau l’estuaire. Un plaisir rendu possible grâce à la persévérance des salariés et bénévoles de l’Association du chemin de fer de la Baie de Somme. Reportage au dépôt, à Saint-Valéry.
Ce matin d’août, au dépôt du petit train de la Baie de Somme, à Saint-Valéry-Canal, la locomotive Haine-Saint-Pierre de 1920 est passée au crible. Chaque piston est huilé, afin que les rouages tournent à la perfection. Rien n’échappe à l’œil expert de Thierry Lefebvre, responsable des neuf locomotives à vapeur : «Celle-ci, j’ai passé six ans à la refaire. Les locomotives, je les démonte et les remonte depuis que j’ai huit ans, annonce-t-il dans un large sourire. Cette passion me vient de mon père, qui la tenait de mon grand-père.»
L’histoire du petit train de la Baie de Somme est bien liée à la passion qui unit ses acteurs. L’ancien réseau des Bains de mer (cf. encadré), existe toujours, avec 28 km de circuit, reliant le Crotoy à Cayeux-sur-Mer en passant par sept gares. Cette balade est rendue possible grâce aux quatre-cents membres de l’Association du chemin de fer de la Baie de Somme, dont une centaine d’actifs. L’association fêtera ses cinquante ans l’année prochaine*. «Il s’agit désormais du plus important chemin de fer touristique de France. En 2019, nous avons dépassé les 200 000 voyageurs», assure Alexandre Henin, chef du dépôt.
Lui fait partie des dix-sept salariés, tous amoureux du train samarien. Cet ancien chef d’équipe de la SNCF en région parisienne a saisi l’opportunité d’un départ à la retraite en janvier 2016 pour retourner dans sa Baie de Somme natale. «Ici, j’ai trouvé un vrai confort de vie. Ce chemin de fer, c’est la liberté. Mais lorsqu’on se retourne, on est seul. On a de grosses responsabilités.»
La crise sanitaire freine le train
Cette année, l’ambiance est particulièrement angoissante. La crise sanitaire n’a pas fait dérailler le petit train, mais l’a sacrément freiné. «Nous n’avons pas pu tourner au printemps, alors que cette période est notre pic d’activité. Notre chiffre d’affaires est de 2,6 ME par an et, cette année, fin juin, il nous manquait 1 ME…», se désole Alexandre Henin. Le mois de juillet redonne le sourire aux membres de l’association, puisqu’un record de fréquentation individuelle a été atteint, avec 6 % de billets vendus en plus ; même si ce chiffre ne compense pas la perte des groupes, inexistants cette année. «Nous avons recours à des prêts de trésorerie et des prêts d’investissement. Il nous faudra cinq à sept ans pour rattraper tout cela… Ces aides ne font que repousser le tas de sable.» Il n’y a plus qu’à espérer une belle arrière saison.
Et pour séduire les voyageurs, pas question de négliger les locomotives, stars du circuit touristique. À côté de la Haine-Saint-Pierre, Thierry Lefebvre présente la 130 T Cail. «Celle-ci a une belle histoire, raconte-t-il, des étoiles plein les yeux. Elle a été construite par les Établissements Cail à Denain (59) en 1889 pour les travaux de construction du Canal de Panama aux États-Unis. Elle a été rachetée par Henry Ford pour son musée, puis nous l’avons récupérée, ramenée en France, restaurée et remise en service en 2003.»
Gourmandes locomotives
Le tchou-tchou de la Corpet-Louvet retenti : les trois mécaniciens ne résistent pas à l’appel et sortent admirer le passage du train. Aux commandes, ce jour-là : Robin et Jean-Michel, deux bénévoles. «Je suis professeur d’histoire, mais ce train est ma deuxième vie», confie ce dernier. Lui s’investi dans l’association depuis 1989, et connaît l’histoire de chaque train sur le bout des doigts. Pas le temps cependant de s’épandre sur le sujet, car la conduite de la locomotive est physique et nécessite de la concentration : surveillance du niveau d’eau dans la chaudière, gestion des freins, alimentation du feu… La machine est gourmande : 1 t de charbon, 4,5 l d’huile et 6 m3 d’eau pour pouvoir parcourir les 56 km de trajet quotidien, sans compter le bois utilisé pour l’allumage.
À bord du petit train, les passagers sont loin d’imaginer tout le travail que nécessite une telle balade de plaisance autour de l’estuaire de la Baie de Somme. Eux n’ont que pour préoccupation de se délecter du paysage, dans une ambiance authentique… Pour de nombreuses années encore, on l’espère.
*L’association donne déjà rendez-vous les 3 et 4 juillet 2021, à l’occasion de la fête de la vapeur et de ses cinquante ans. Au programme : réunion de matériels vapeur de France et d’Europe, marché du terroir et artisanal, modélisme, jeux…
Du transport de betteraves aux touristes
Aujourd’hui, les touristes ont remplacé les galets et les betteraves à bord du petit train. Cette ligne ferroviaire, de Noyelles à Saint-Valery-sur-Somme, a été construite et mise en service le 5 juin 1858, exploitée par la Compagnie du Nord. «On y transportait des voyageurs, et le trafic des marchandises était florissant», raconte Alexandre Henin, chef du dépôt de Saint-Valéry. À Cayeux, les galets étaient chargés dans des tombereaux à voie métrique. Des conteneurs en forme de tour servaient au transport de la poudre de galets ou cristobalite.
La chicorée était chargée sur des embranchements particuliers à Cayeux et Lanchères à destination de la cossetterie située à Saint-Valery-Canal. La halte de la forêt de Crécy-Marcheville connaissait un trafic de bois et de phosphates tandis qu’un wagon spécialement aménagé servait au transport des coques (localement appelées hénons) du Crotoy.
«Les betteraves, elles, étaient collectées dans les gares puis acheminées jusqu’aux râperies dans les tombereaux de la SE dont le déchargement s’effectuait grâce à des jets d’eau, explique l’association sur son site internet. Des tuyaux conduisaient ensuite le jus de betteraves de Crécy à la sucrerie
d’Abbeville, et de Lanchères à celle de Beauchamps.» Plus de 750 wagons de 10 t ont été déchargés au Crotoy pendant la saison betteravière de 1928/29 (octobre à janvier). La Scarpe, une des locomotives utilisées pour les manœuvres, est dans les ateliers en attente de restauration. «En 1965, la fermeture de la râperie de Lanchères provoqua la fin du trafic des betteraves sur la ligne de Noyelles à Forest-l’Abbaye et Canchy, puis la dépose de celle-ci en 1967.» La suite de l’histoire du petit train a été écrite par les membres de l’Association du chemin de fer de la Baie de Somme.