J.-F. Guihard : «Les artisans ont un rôle social et économique»
Artisan-boucher en Bretagne et président de la Confédération française de la boucherie (CFBCT), Jean-François Guihard
a adressé il y a quelques jours une lettre à ses collègues et au gouvernement dans lequel il regrette le manque de considération des pouvoirs publics pour sa profession.
Adresser une lettre ouverte et un message de colère comme celui envoyé via «La boucherie française» d’avril 2020 est-il quelque chose que vous faites de manière récurrente ou faut-il y voir un lien avec l’épisode de crise que nous vivons ?
Dans la forme, cela est assez exceptionnel. Nous avons une publication mensuelle qui comporte un édito dans chaque numéro, mais d’habitude, le ton et les propos que j’y tiens sont plus apaisés. J’ai d’abord voulu transmettre un message de soutien à ceux qui sont confrontés à la maladie ou à celle d’un parent, d’un ami ou d’un salarié. Mais j’ai également voulu exprimer une colère face au mépris dont nous sommes victimes alors que les artisans-bouchers que je représente ont un rôle important face à la crise sanitaire actuelle.
Le titre de votre publication est volontairement provocateur en considérant tantôt les artisan-bouchers-charcutiers-traiteurs comme des «héros» ou des «sacrifiés» de la crise. Qu’en est-il ?
Les choses doivent être claires. Nous ne nous considérons pas comme des héros, mais il s’agit d’une formule pour interpeller les pouvoirs publics, le monde politique et les médias. Pour continuer à faire notre métier, nous prenons des risques et nous avons l’impression d’être un peu oubliés. On parle tous les jours de la grande distribution et de son approvisionnement, du travail des caissières, des primes qui pourraient être versées aux salariés par la GMS, mais on oublie que les artisans emploient aussi du personnel, qu’ils respectent les gestes-barrière, qu’ils sécurisent leurs magasins et qu’ils oeuvrent aussi pour nourrir la population. Ce mépris envers le commerce de proximité nous fait mal.
Sur la plupart de ces considérations, ce sont des choses que vous partagez avec le monde agricole ?
Le parallèle est évident. Nous travaillons directement avec les éleveurs et nous connaissons les conditions de travail des uns et des autres. Malheureusement, au delà, nous n’avons pas l’impression que ce soit le cas, même si l’on sent quand un peu plus de considération pour nos métiers ces derniers jours après que nous ayons réalisé un gros travail de sensibilisation. Au début de la crise, ce n’était toutefois pas le cas. D’entrée en jeu, la grande distribution a su se mettre en avant. On ne parlait pas des artisans, ni même de l’agriculture. L’attention ne s’est portée sur nous que plus tard.
De quelle manière votre profession vit et gère cette crise ?
Il y a différentes manières de l’aborder. Pour mes collègues qui travaillent en magasin, la situation n’est pas catastrophique. Les habitudes de consommation changent. Les clients viennent moins souvent, mais le panier moyen augmente. Dans nos ateliers, nous devons travailler autrement. Nous vendons par exemple plus de morceaux entiers et moins de plats préparés. Pour les collègues qui avaient une grosse activité «traiteur», c’est plus compliqué, comme pour ceux qui approvisionnement la restauration collective ou les restaurants. Pour eux, il n’y a plus du tout d’activité.
Après avoir été interdits, les marchés alimentaires de nombreuses communes ré-ouvrent suivant des conditions strictes. Cela vous satisfait-il ? Est-ce suffisant ?
Evidemment, cela est une bonne nouvelle. Ne plus pouvoir faire les marchés représentent une perte de 50 % de chiffres d’affaires pour certains collègues, voire plus. Nous sommes en contact permanent avec les préfectures pour demander la réouverture de certains marchés. Il y a des départements où cela se passe bien et d’autres dans lesquels c’est plus difficile. Cela est particulièrement compliqué dans les grandes villes, même si l’étau se desserre après des discussions avec le ministère de l’Economie et des finances. Nous restons convaincus qu’il y a de moins de risque à faire ses courses sur un marché de plein ou dans nos commerces de proximité que dans une grande surface.
Comment abordez-vous la question du temps de travail de vos salariés que l’on imagine forcément perturbé en ce moment ?
Chacun s’organise comme il peut. Il n’est pas question de licencier. Nous avons besoin de nos salariés en ce moment, et nous aurons encore besoin d’eux quand cette crise sera finie. Certains collègues proposent à leurs salariés de prendre des congés ou en profitent pour faire récupérer les heures travaillées supplémentaires. Mais nous voulons éviter au maximum le recours au dispositif de chômage partiel.
La baisse d’activité actuellement liée à la crise sanitaire du covid-19 peut-elle avoir un impact à plus long terme sur la pérennité de certaines entreprises ?
Ce dont nous sommes sûrs, c’est qu’il y aura un impact dans un grand nombre de métiers, dont le notre. Mais l’après-crise doit se préparer dès aujourd’hui. Tout va dépendre ensuite de la manière dont on va gérer la sortie. Si nous pouvons encore ouvrir nos magasins, ce n’est pas le cas pour un certain nombre d’autres entreprises artisanales. Il risque d’y avoir de la casse puisque même s’il existe des dispositifs d’aide, vous ne rentrez pas d’argent si vous n’avez pas d’activité. Et les charges continuent de courir.
Pensez-vous que cette crise peut changer les rapports entre citoyen-consommateur et votre profession ?
J’ose espérer que le consommateur va réfléchir à l’avenir sur sa manière de consommer. Il se remet à cuisiner et c’est une bonne chose. Je pense surtout que cette crise va profiter au débat sur la nécessité de maintenir des commerces et des services publics de proximité. Cela doit aussi nous interroger sur la relocalisation d’un certain nombre d’activité, l’industrialisation, notre dépendance aux marchés mondiaux...
Au delà du rôle économique, les artisans-bouchers comme d’autres artisans ont un rôle social important dans un certain nombre de territoires. Ce rôle est-il justement reconnu ?
Par notre présence et notre maillage du territoire, il est évident que nous avons un rôle social et nus cherchons sans cesse des solutions pour nous adapter. En cette période de crise, ce n’est pas la GMS qui ira livrer, parfois à des kilomètres, une tranche de jambon à une personne isolée... Mais si nous voulons bien jouer un rôle social, nous ne pouvons pas nous contenter de cela. Nous avons des entreprises à faire tourner, des investissements à rembourser...
Entendez-vous la demande d’éleveurs, notamment ceux adhérents de la FNB, demandant une revalorisation des prix d’achat de la viande, notamment bovine ?
Si la GMS acceptait de payer 15 centimes de plus au kilo, cela reglerait pas mal de difficultés pour les éleveurs. Le problème ne se situe pas au niveau de l’abatteur ou du transformateur, mais de la distribution qui veut de tout, tout le temps et moins cher. Aujourd’hui, les
18 000 bouchers-charcutiers-traiteurs de notre organisation travaillent tout ou partie de leurs volumes en direct avec des éleveurs. Nous sommes de vrais professionnels qui soutenons la filière viande. Je travaille avec la même ferme d’élevage depuis 31 ans. J’ai d’abord connu le père, puis aujourd’hui le fils. Il y a une relation de confiance. Nous n’aurions pas une telle longévité si l’un de nous ne jouait pas le jeu.