Sexage in ovo : la filière pondeuse avance dans le flou
Jusqu’à aujourd’hui, seules trois marques françaises (Poule House, Cocorette et Loué depuis septembre) commercialisent des œufs de poules issues du sexage in ovo. Pourtant, l’échéance approche car l’ancien ministre de l’Agriculture, Didier Guillaume, avait fixé à fin 2021 l’interdiction du broyage des poussins.
Si un couvoir français veut sexer des œufs de poules pondeuses, et éviter ainsi de faire éclore, trier, puis broyer les poussins mâles, il a aujourd’hui deux techniques à sa disposition : le dosage des hormones sexuelles de Seleggt et l’imagerie hyperspectrale d’AAT, deux entreprises allemandes. C’est cette deuxième solution qu’a choisie, en février, la marque Loué, et qui n’existait pas, rappelle l’entreprise, quand l’ancien ministre de l’Agriculture Didier Guillaume a annoncé, en octobre 2019, de concert avec son homologue allemande, l’objectif de mettre fin au broyage des poussins d’ici fin 2021. Grâce à cette technique basée sur la détection des couleurs des premières plumes, la marque sarthoise propose, dans les rayons de Carrefour, des œufs produits par des poules issues de sexage in ovo (ou ovosexage). Le sexage se déroule au couvoir Hy-Line, à Loudéac (Côtes-d’Armor), où AAT a installé une machine baptisée Cheggy. Le fabricant et le couvoir font tout deux partie du même groupe allemand. L’objectif annoncé par Carrefour et Loué en février dernier ? Produire dans un premier temps 30 000 poules, qui pondront 7 millions d’œufs par an, conditionnés en boîtes de six pour la «Filière qualité Carrefour» plein air. «Ce sont les plus gros volumes en ovosexage actuellement», avance le patron des Fermiers de Loué. Des volumes certes modestes au regard de la production française (15 milliards d’œufs en 2019), mais appelés à se développer, affirme Yves de la Fouchardière. «Nous avons déjà 90 000 poules pondeuses ovosexées dans les élevages pour notre marque Loué, et nous allons basculer progressivement 100 % de notre production en ovosexage», annonce-t-il.
Bientôt une deuxième machine AAT chez Lohmann
Carrefour, le distributeur le plus avancé sur le sujet, affiche lui aussi ses ambitions : «Notre objectif est de passer rapidement tous les œufs «Filière qualité Carrefour «en sexage in ovo»», explique Séverine Fontaine, directrice Qualité produits libre-service et filières animales. Et d’ajouter que «des projets sont en cours pour les œufs bio sous marque Carrefour». «Le sexage in ovo est un sujet qui est travaillé depuis au moins dix ans dans le groupe», rappelle de son côté Vincent Baumier, directeur général du couvoir Lohmann France, qui fait partie du même groupe que Hy-Line. Représentant des accouveurs (SNA) au sein de l’interprofession CNPO, il projette d’équiper son usine «avant la fin du premier semestre 2021». Mais «tout dépendra de la demande», explique-t-il, en confiant avoir reçu au couvoir Hy-Line la visite de plusieurs distributeurs. Yves de la Fouchardière, lui, est «convaincu que la méthode AAT est la solution qui permettra de généraliser le plus vite possible le sexage». Premier avantage : son efficacité industrielle, avec une cadence de 20 000 œufs par heure et un coût d’un euro par poussin femelle sexé. «Avec six, sept machines Cheggy, nous pourrions sexer tous les œufs de poules brunes en France. Cela peut se faire en quelques mois», avance le patron de Loué. «Cheggy, propriété de AAT, est une procédure non invasive», rappelle l’accouveur Vincent Baumier, listant les intérêts de ne pas ouvrir la coquille de l’œuf : pas de risque de contamination ni de blessure pour l’embryon, pas de perte d’éclosion, et donc «une contribution supplémentaire au bien-être animal». Par ailleurs, «aucun produit chimique n’est utilisé», insiste-t-il, «ce qui rend la méthode parfaitement écologique».
Volonté d’«ouvrir à l’ensemble de la filière»
«Dès le début du projet, notre volonté n’a pas été de garder la méthode pour nous, mais de l’ouvrir à l’ensemble de la filière», assure Séverine Fontaine, de Carrefour. Une offre accueillie tièdement par les autres couvoirs, car elle émane du leader de la filière, Hy-Line et Lohmann revendiquent plus de la moitié du marché. «Les premiers arrivés ne seront pas forcément ceux qui resteront demain», tacle un concurrent, qui préfère «attendre une technologie plus fiable, acceptée par le marché et la société». «C’est un sujet sensible, avec d’importants enjeux commerciaux», confirme Maxime Chaumet, secrétaire général du CNPO. L’interprofession a lancé un groupe de travail sur ce sujet.
De fait, les autres acteurs de la filière semblent hésiter – ou en tout cas attendre d’y voir plus clair. D’après la directrice du SNA (accouveurs) Ségolène Guerrucci, «pour le moment, il n’y a pas de position commune des accouveurs, ni de la filière, sur une méthode qui répondrait à toutes les demandes des opérateurs et des citoyens». D’abord parce que la méthode AAT ne fonctionne que pour les poules brunes, soit environ 85 % du marché français. Ensuite, parce qu’une autre méthode est disponible sur le marché, celle de Seleggt.
Adoptée par deux marques en France (Cocorette et Poulehouse), elle se base sur l’analyse des hormones sexuelles. Pour le fondateur de Poulehouse, Fabien Sauleman, l’arrivée d’AAT est un «vrai coup de Trafalgar» : «AAT a ressorti des tiroirs une technique déjà obsolète, à J + 13, dont le principal intérêt est le coût.» Le patron de Cocorette, Pascal Lemaire, se méfie quant à lui de l’«effet d’annonce» d’AAT. Avec Seleggt, sa marque annonçait en février atteindre les 150 000 poulettes sexées en 2020, un objectif «à moitié atteint», admet M. Lemaire.
Clivage autour de la précocité de détection
La méthode Seleggt est également loin de faire consensus, du fait du son coût élevé (environ 4 E par poule sexée), de sa cadence plus faible («300 000 à 400 000 œufs par semaine», selon Pascal Lemaire), et de son caractère invasif. L’analyse nécessite un prélèvement de liquide amniotique, via un minuscule trou dans la coquille. «Un faux problème, répond Fabien Sauleman, car la question est de savoir si les poules sont en bonne santé, et nous n’observons rien de particulier avec nos lots.» Par ailleurs, en l’absence de machine installée en France, le sexage est réalisé dans un couvoir aux Pays-Bas. Rassemblant des capitaux allemands et hollandais, Seleggt réfléchirait à s’installer en France. «Mais la décision n’est pas encore prise», indique Pascal Lemaire.
Malgré ces défauts, Seleggt dispose d’un avantage de taille : elle permet de détecter le sexe du futur poussin au neuvième jour d’incubation (J9), alors que celle d’AAT n’est effective qu’au treizième jour (J13). Quatre jours lourds de conséquence, car «la définition du stade exact à partir duquel l’embryon ressent la douleur est controversée», note l’Itavi dans une étude publiée en août. D’après l’institut technique, il est «impossible» qu’un poussin perçoive la douleur «pendant la première semaine de développement», mais plusieurs travaux «indiquent une zone d’incertitude» ou «zone grise quant à la perception de la douleur par l’embryon entre sept et quatorze jours». C’est pourquoi cette question de la précocité est «un point bloquant», estime Pascal Lemaire, notamment vis-à-vis des ONG de défense des animaux.
Encore trop d’inconnues pour investir
Qui dit incertitude scientifique dit incertitude politique : en France, personne ne sait encore à quel jour d’incubation sera fixée la barre. En Allemagne, «un projet de loi a été déposé pour interdire les méthodes de sexage des œufs après J7 à partir de 2024», indique Maxime Chaumet, du CNPO. Même si, à ce jour, aucune technique n’y parvient. En janvier, Paris et Berlin avaient initié un consortium pour avancer ensemble sur cette question. Une initiative qui semble aujourd’hui au point mort. «La réunion prévue en mars ou avril a été différée à cause de la Covid-19 et ne s’est jamais tenue, poursuit le secrétaire général du CNPO. Depuis, nous n’avons pas de nouvelles et les Allemands communiquent de leur côté.»
Dans un contexte aussi flou, pas étonnant que les couvoirs aient «des interrogations sur le fait d’investir dans une méthode qui pourrait être remise en cause dans quelques années», d’après Ségolène Guerrucci. Quid des autres méthodes d’ovosexage sur la table ? Outre les deux disponibles, l’Itavi a recensé cinq autres projets au stade expérimental ou de prototype. Parmi elles, celui du français Tronico, attendu de longue date par la filière et subventionné par les pouvoirs publics. «Nous n’irons pas tout seuls au bout» du projet, indique son p.-d.g. Patrick Collet à Agra Presse, demandant à partager le fardeau avec les pouvoirs publics et d’autres acteurs privés.
«Il serait idiot de mettre de la tension entre les différentes techniques», estime le directeur de Loué. «C’est avant tout une guerre de sélectionneurs», tempère aussi Pascal Lemaire, de la marque Cocorette, qui «ne s’interdit pas d’utiliser la souche Lohmann par exemple». «Dans nos contrats, les producteurs sont libres de choisir les poules qu’ils veulent.» «À moyen terme, et en l’état actuel de la recherche sur le sujet, on ne peut qu’imaginer un mix des différentes solutions, abonde Maxime Chaumet. C’est ce qui sera le plus consensuel.» Avec le risque de perdre un peu plus le consommateur devant un linéaire d’œufs déjà archi-segmenté. Complexité supplémentaire : quand l’élimination des poussins mâles sera interdite, des œufs issus de poules sexées et non sexées devraient cohabiter dans les rayons pendant environ dix-huit mois, compte tenu de la durée de production d’une poule pondeuse.
Pour Loué, «le ministre doit se prononcer»
Un an après le cap fixé par Didier Guillaume, la filière se débat toujours avec cette annonce «faite sans échange préalable avec la filière», rappelle Ségolène Guerrucci. «À l’époque, je lui avais dit ouvertement que cette échéance à fin 2021 était techniquement impossible», se souvient Patrick Collet, de Tronico. La filière s’est mobilisée pour tenir ce délai, mais en l’absence de tout texte – réglementaire comme législatif –, la fin du broyage en 2022 n’a pas dépassé le stade d’objectif politique. Aujourd’hui, «le ministre de l’Agriculture doit se prononcer, la balle est dans son camp, rappelle Yves de la Fouchardière. Il peut se positionner, car la réponse existe aujourd’hui». Pour le directeur de Loué, il est urgent de «renvoyer au consommateur le signal qu’aujourd’hui des poussins ne naissent plus pour rien».
Le camp AAT a récemment gagné le soutien du député Loïc Dombreval (LREM), qui voit dans la machine Cheggy une «avancée majeure». «Quand il y a une mobilisation du secteur privé [...], elle emporte tout, elle va plus vite que la loi et les règlements», s’est-il enthousiasmé lors du colloque sur le bien-être animal organisé par LFDA le 22 octobre. «Si le ministère laisse faire le marché, les opérateurs, qui sont tous en concurrence, vont avoir tendance à choisir la solution la moins chère», prédit de son côté Fabien Sauleman. Julien Denormandie fait-il sien l’objectif de Didier Guillaume sur l’ovosexage ? Dans quel délai, avec quelles techniques, quelle précocité ? Autant de questions en suspens, le ministre n’ayant pas encore affiché de position tranchée sur le sujet. Elle pourrait pourtant s’inviter dans le débat de la présidentielle 2022, glisse Fabien Sauleman.
Un surcoût limité, mais difficile à faire accepter au consommateur
Le coût du sexage revient à un euro par poule sexée pour la méthode AAT, contre quatre euros pour la méthode Seleggt. Des niveaux à comparer au prix d’une poulette standard d’un jour (non sexée) : 80 centimes, selon les experts. Ramené à l’œuf (à raison d’une production moyenne de 250 œufs par an et par poule), le surcoût de l’opération atteindrait «moins d’un demi-centime», assure Vincent Baumier, directeur général du couvoir Lohmann France. «Le surcoût du sexage n’est pas neutre», estime Séverine Fontaine, directrice Qualité produits libre-service et filières animales chez Carrefour. Au sexage, proprement dit, s’ajoutent d’autres charges : «Il a fallu installer la machine, faire de la R & D. Nous avons voulu participer et reporter en partie un surcoût à nos clients, tout en maintenant un prix accessible.» Après sexage, la boîte de six œufs plein air «Filière qualité Carrefour» est passée de 1,69 € à 1,78 €. Un surcoût limité, mais qui reste difficile à faire accepter : l’ovosexage reste un argument uniquement éthique, sans plus-value qualitative pour le consommateur. La propension des Français à payer plus cher pour plus de bien-être animal a des limites, surtout pour un produit fortement concurrentiel comme l’œuf.
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L’élevage des mâles, une alternative compliquée
Outre l’ovosexage, une autre possibilité pour éviter la mise à mort des poussins mâles pourrait consister à les élever pour leur chair. Première possibilité : utiliser les souches de poules pondeuses actuellement en place. Cet «élevage des mâles» serait «applicable dès aujourd’hui pour un surcoût à peu près équivalent à l’ovosexage», affirme un responsable de couvoir, «mais il nécessiterait de construire une filière dédiée» à ce nouveau produit. Deuxième possibilité : développer des souches «duales», à mi-chemin entre pondeuse et chair. Mais les femelles produiraient moins d’œufs et les mâles moins de muscles que leurs homologues «spécialisés». Avec à la clé des œufs «nettement plus chers, d’environ + 15 %» et des poulets «plus chers que le Label rouge», avance Yves de la Fouchardière, directeur des Fermiers de Loué. «Il n’y a pas de marché significatif», tranche-t-il. «Si on atteint 2 à 5 % du marché avec ces solutions, on aura fait un grand pas.» Dans les deux cas, si tous les mâles aujourd’hui éliminés étaient élevés, 50 millions d’animaux supplémentaires débarqueraient chaque année sur le marché de la volaille de chair. «Le Label rouge, c’est 110 millions de poulets par an», rappelle M. de la Fouchardière. Reste que, pour le CNPO, «l’élevage des mâles doit être étudié».