Tracteurs : ces agriculteurs dingues de leurs machines
Il y a ceux qui en changent tout le temps, voire les collectionnent, et d’autres pour qui, cela reste des engins agricoles utiles à leurs travaux. Entre passion et raison, les agriculteurs s’expliquent.
Entre un calendrier de jeunes femmes dévêtues ou un d’engins agricoles, le choix est vite fait pour la plupart des agriculteurs, même s’ils bottent en touche sur le sujet, déclarant apprécier et savourer la gente féminine, comme tout homme qui se respecte. Mais s’il y a une belle «carrosserie» (sans jeu de mot, quoique…) qui les fait «kiffer» à mort, pour reprendre une expression d’adolescent, c’est bel et bien le tracteur, comme les avions pour les pilotes de lignes aériennes. Les discussions et questions sont d’ailleurs toujours les mêmes autour du tracteur : est-ce qu’il tire bien ? Est-ce qu’il adhère ? Combien consomme-t-il ? Est-il sujet aux pannes ? En revanche, motus et bouche cousue quand il s’agit du prix du tracteur.
Ce n’est pourtant pas la machine agricole la plus impressionnante, loin de là, pas plus que celle qui permet de labourer le plus vite. On pourrait même dire qu’elle est ordinaire techniquement et esthétiquement par rapport à des arracheuses ou des moissonneuses-batteuses, mais c’est elle qu’ils préfèrent. Tous se souviennent d’ailleurs du premier tracteur qu’ils ont conduit, souvent enfant aux côtés de leur père ou leur grand-père, de sa marque, de sa couleur, comme de sa puissance. La plupart n’avaient même pas dix ans, et même s’ils se faisaient «avoiner» par le père parce qu’ils avaient du mal à tenir une ligne droite entre deux rangs, ils n’étaient pas peu fiers au volant de cet engin, et le sont encore au souvenir de ce moment.
Le premier achat
Autre souvenir marquant pour tous : le premier tracteur acheté. Et pour cause. C’est, pour la grande majorité d’entre eux, le premier achat à leur installation sur l’exploitation. «C’était en 1982, raconte Hubert Lebrun, agriculteur à Herleville. J’ai acheté un Fendt 611 LS. Je l’ai encore. Je l’utilise d’ailleurs toujours, même si ce n’est plus mon tracteur de tête.»
Pour François Magnier, directeur de la FDSEA de la Somme, gérant d’Agriavis.com et agriculteur à Tœufles, si les premiers achats, lors de son installation en 2004, ont porté sur une benne multiservices pour son chargeur et un pulvérisateur d’occasion, c’est pourtant l’achat de son premier tracteur neuf, un John Deere 6620 SE qu’il retient, même si celui-ci lui a causé des «peines et des déceptions, mais aussi des joies et des satisfactions». Et si les autres tracteurs achetés depuis sont tous partis de l’exploitation, son John Deere est toujours là…
Une relation fusionnelle au tracteur
Outre l’attachement à tout ce qui représente une première fois et à l’identité forte du tracteur comme machine incarnant, par excellence, l’activité agricole - «le tracteur pour l’agriculteur, c’est comme le cheval de Ben Hur», dit François Magnier -, autre chose se joue. Dans un environnement agricole, où les corvées administratives prennent de plus en plus de place, être au volant de son tracteur, c’est retrouver le vrai sens de son métier et recouvrer sa liberté. Sans compter que «le tracteur, c’est la clé d’accès pour mettre tous les autres engins autour», ajoute François Magnier.
Mais il y a autre chose encore, soit ce corps à corps entre l’homme et la machine. «Quand on travaille avec le tracteur, on fait corps avec lui. Après 10 000 heures sur un tracteur, tu le connais du bout des doigts», note Hubert Lebrun. Un homme ne dirait pas autre chose d’une femme avec laquelle il a partagé vingt ans de sa vie. «C’est l’engin dont tu ne te lasses pas, à la différence d’une moissonneuse-batteuse, par exemple. C’est le prolongement de ton corps. Tu sens l’expression de la puissance au volant», explique François Magnier. Ce n’est pas tant l’esthétique qui compte finalement - «il est difficile de faire coexister les caractéristiques techniques et l’esthétique», relève François Magnier -, mais ce qui se passe bel et bien au volant de sa machine. Rien de plus normal que de se passionner pour ces engins, selon Hubert Lebrun, «puisque les trois quarts de notre travail, c’est avec les machines».
La Somme : un département sur-mécanisé
Dernier facteur, loin d’être anodin, le sentiment de propriété, très ancré dans le département de la Somme. Et pour cause. «Le tracteur incarne le reflet et, pour certains, la santé de l’exploitation», commente François Magnier. C’est aussi la raison pour laquelle les agriculteurs samariens optent en grande majorité pour l’achat direct ou le leasing plutôt que pour la location. Et cette sur-mécanisation peut se voir dans le quasi doublement des chevaux de traction à l’hectare dans les quinze dernières années, notamment en céréales et en pommes de terre. L’avènement des automoteurs de pulvérisation et de manutention a contribué au phénomène.
Entre en jeu également le coût de l’unité de main-d’œuvre à l’hectare, qui peut se révéler parfois plus cher que l’achat d’un tracteur. Sans oublier le calcul du risque. «Tu peux jouer une année de résultat sur un jour. Du coup, il est impératif d’avoir des machines en très bon état, efficaces, et qui ne tombent pas en panne. Reste que le niveau économique des exploitations est tel à présent que posséder un grand nombre de tracteurs récents et puissants est devenu un confort quasi inaccessible», indique François Magnier. Au-delà des aléas climatiques, qui ne cessent de se répéter, le sujet est loin d’être anodin.
Limiter la prise de risque et gagner du temps, telle est la stratégie d’Hubert Lebrun. Dans son hangar, pas moins de vingt engins agricoles, dont quatorze tracteurs. Parmi ces tracteurs, quatre sont de collection, trois en semi-retraite et sept, «tous de 100 cv et quatre motrices», détaille l’agriculteur d’Herleville. Si l’agriculteur confesse être «un peu collectionneur dans l’âme», il ajoute aussi que ses «sept tracteurs de 100 cv me permettent de gagner du temps dans l’arrachage des pommes de terre. Mon truc, même si nous faisons partie des fermes qui sont suréquipées, n’est pas de changer de matériel tout le temps pour avoir celui qui vient de sortir, mais d’avoir du matériel pour pouvoir tout faire sur la ferme. D’ailleurs, tous les matériels achetés sont d’occasion, mais en très bon état», explique l’agriculteur. Traduction : pas de surcoût en mécanisation puisque les trois quarts des machines achetées sont d’occasion.
Dernier intérêt, et pas des moindres : éviter d’attendre qu’une entreprise de travaux agricoles vienne faire le boulot quand elle est disponible, soit parfois hors des délais de la ferme. On l’aura compris, passion et raison sont les deux faces de la relation des agriculteurs à leurs machines agricoles, et particulièrement à leurs tracteurs. Pourtant, demain, seront-ils encore dans leurs tracteurs ?
Les tracteurs autonomes
Face à des effectifs agricoles en baisse et des surfaces à exploiter toujours plus grandes, avec une composante de travail incompressible en lien avec le temps passé dans les machines pour les cultures, la réponse pourrait venir des tracteurs autonomes. Un constructeur a d’ailleurs présenté, la veille du Salon international de l’agriculture de cette année, le premier tracteur autonome du marché. Un prototype qui, programmé, peut traiter des hectares - labourer, semer, désherber, récolter - sans jamais se fatiguer, en sécurité, assure son constructeur (guidage et détection radar et laser), et sous réserve que le plein soit fait. Programmé à distance, il joue sa partition sous le contrôle (éventuel), par écran interposé, de son pilote.
Josselin Versavel, qui administre le site d’Agriavis.com, sur lequel les agriculteurs échangent et donnent leur avis sur les matériels agricoles, rapporte que beaucoup d’entre eux ont des réactions négatives sur les robots agricoles. «Leur crainte, c’est de devenir des techniciens réglant la machine derrière leur bureau et non plus sur le terrain. C’est comme si tu leur enlevais la meilleure partie de leur métier. Pourtant, c’est l’avenir, mais beaucoup ne sont pas encore prêts à l’accepter», relève-t-il. Que les agriculteurs se rassurent. De même que la voiture autonome n’a pas encore trouvé son cadre législatif et réglementaire, il n’est pas encore question de faire tourner un engin de plusieurs tonnes sans pilote. Quant à l’investissement à consentir, il n’est pas dit qu’il soit compatible avec les comptes tendus d’une grande part des exploitations.