Série les indispensables : négociant de bestiaux
Ils ne sont pas agriculteurs, mais sont pourtant indispensables aux exploitations. Cette semaine, nous avons villagé avec Henri Ducrocq, négociant en bestiaux.
Le soleil inonde le Ponthieu, ce vendredi après-midi, faisant ressortir toute la splendeur de son paysage façonné par l’élevage. Pour Henri Ducrocq, négociant de bovins installé à Noyelles-en-Chaussée, c’est une journée idéale pour «villager». «Aller de ferme en ferme pour voir les vaches que je vais acheter, prendre un peu de temps pour discuter avec les agriculteurs qui en ont envie… C’est plutôt agréable, non ?», sourit-il.
Cette sérénité cache en fait une organisation bien chargée. Sur une feuille, le professionnel a noté la liste des éleveurs qu’il doit passer voir. Pour le reste, tout est dans la tête : «Je suis en relation permanente avec les abattoirs. On fait le point sur les cours de la viande, et ils me passent des commandes régulières. Parfois, je peux vendre jusqu’à cent vaches alors que je ne les ai pas encore achetées. Mais je sais chez quels fournisseurs je peux les trouver.» Un gros travail de logistique est à effectuer : outre l’achat et la vente, il faut aller chercher les bêtes dans les quelque trois cents fermes des fournisseurs, les rassembler au centre d’allotement (là où sont parquées les vaches en transit), les peser, et les transporter dans les différents abattoirs, de la région et des régions voisines…
Le négociant vend aussi au marché aux bestiaux d’Arras, tous les jeudis matins, et en achète à celui de Chateaubriand, deux fois par mois, plutôt pour les animaux destinés à l’élevage. Ce vendredi, l’enjeu est d’acheter des bêtes qui seront livrées dès le lundi matin. Deux beaux bœufs dans telle ferme, quatre taurillons un peu plus loin, trois laitières réformées ailleurs, «très demandées pour les steaks hachés»… Une quarantaine de bêtes sont ainsi achetées en une après-midi.
Pour l’épauler, Henri Ducrocq compte sur ses neuf salariés, dont quatre commerciaux à mi-temps, parmi lesquels deux ramassent aussi les vaches dans les exploitations, trois chauffeurs de camion, une secrétaire qui gère toute la partie administrative, et un vacher qui reste sur place, pour s’occuper du centre d’allotement et des deux cent cinquante autres bovins à l’engraissement, à l’étable l’hiver, et dans les
40 ha de pâturage à la belle saison.
10 600 bêtes sont ainsi vendues chaque année, 60 % pour leur viande, 40 % pour l’élevage, «des renouvellements de troupeaux, ou des bêtes achetées pour être engraissées».
Un chiffre plutôt constant, malgré le nombre d’élevages en diminution. «Les éleveurs qui persistent ont tendance à augmenter leur cheptel.» Mais Henri, qui a acheté sa première vache à quatorze ans, admet que la profession a connu un sacré changement au fil des années. «Mon père et mon grand-père étaient négociants avant moi. Le principe est toujours le même, puisqu’on achète et on vend toujours des vaches. Mais la marge, elle, a énormément baissé.» Le bénéfice de l’entreprise se résume aux 5 % de marge qu’Henri prend sur chaque bovin. «Trop juste pour couvrir les frais de personnel, de gasoil et temps passé à cela…» Le gérant raisonne en poste par vache. «Je parcours 55 000 km par an, pour acheter 5 500 vaches, ce qui fait donc 10 km par vache, soit 1 € de gasoil par vache. Si j’additionne ainsi tous les postes, j’atteins presque la marge faite pour chaque bête achetée.»
L’export pour sauver la filière
Impossible, cependant, d’augmenter cette marge, car pour que le métier soit pérenne, il faut que les agriculteurs y trouvent leur compte eux aussi. «Je vends par exemple des broutards à l’engraissement à un éleveur. Je lui rachète trois cents jours plus tard, lorsqu’ils sont bien finis. Si je ne lui fais pas gagner d’argent, il ne renouvellera pas l’opération.» Sa solution, pour sauver la filière : «Mettre le paquet sur l’export. Dans les pays arabes, par exemple, le cours de la viande est beaucoup plus élevé. Presque le double de chez nous ! Et, indirectement, être compétitif sur les marchés d’export permettrait de faire monter les prix en France. Mais, pour cela, nous avons besoin du soutien des pouvoirs publics, notamment pour réduire la lourdeur administrative…»
En attendant, le négociant tente de valoriser au mieux les bêtes des éleveurs locaux. «Certaines sont à destination de l’industrie, les meilleures sont vendues seules, aux chevillards, pour la boucherie.» Ses conseils, pour produire les meilleurs bovins possible, sont souvent les bienvenus : «la ration pourrait être améliorée», «mieux vaut attendre encore huit jours et quelques kilos supplémentaires pour mieux valoriser»…
Comment repère-t-il une bonne vache et comment évalue-t-il son poids ? «A l’œil ! Selon sa race, sa taille, son volume, son épaisseur, sa finition…» En quelques secondes, Henri peut donner un prix au kilo pour chaque bête. Mais, dans la plupart des fermes, la question de l’argent n’est même pas abordée. «Une relation de confiance s’est instaurée. Je travaille avec certains agriculteurs depuis toujours ! La plupart sont devenus des amis.» Henri sait aussi être une oreille attentive pour qui veut se confier. «Pendant la crise laitière, par exemple, j’essayais de remonter le moral comme je pouvais.» Même si remplir les camions pour le prochain départ à l’abattoir est une vrai course, prendre le temps de discuter avec un éleveur qui en éprouve le besoin fait partie du métier, et de la philosophie d’Henri Ducrocq.
L’œil de l’agriculteur
«Vendre mes vaches directement à l’abattoir ? Je n’aurais pas du tout le temps de m’en occuper !» Pour Christophe Renaud, éleveur de cinquante mères charolaises, comme pour la plupart de ses confrères éleveurs, la venue régulière du négociant de bestiaux est indispensable. Henri Ducrocq lui rend visite tous les quinze jours environ, «depuis toujours», pour lui acheter ses vaches bonnes à être abattues. Ce vendredi matin, une vache d’une douzaine d’années est d’ailleurs vendue. «Elle a fait plusieurs bons veaux, mais il faut savoir la vendre avant qu’elle ne soit plus capable de vêler ou qu’elle ne vaille plus rien sur le marché de la viande. Henri a l’œil pour ça !» La force du négociant est aussi de faire des lots homogènes, en regroupant plusieurs bovins du même type, pour en tirer le meilleur prix pour l’éleveur.
Des concours pour une plus-value
Pour Olivier Race, lui aussi éleveur d’allaitantes, «Henri Ducrocq est d’une grande aide pour repérer les meilleures vaches». Son challenge à lui : décrocher une plaque au concours d’animaux de boucherie d’Arras (62), début décembre. «C’est un gros travail, car il faut les nourrir plus longtemps pour bien les finir, les tondre, les transporter…» Mais un animal primé permet de dégager une plus-value en cette période de fin d’année.