Faire face à un monde sans repères mené par la logique de l'innovation
Noriap a invité Luc Ferry à livrer son analyse sur le pourquoi de nos peurs.
Le principe de précaution est-il un frein à l'innovation? Luc Ferry, agrégé de philosophie et de sciences politiques, ancien ministre de l'Education nationale, et auteur de nombreux ouvrages, était invité à s'exprimer sur ce sujet à l'issue de la réunion d'information de la coopérative Noriap, le 17 décembre dernier à Amiens. Sa réponse est positive, tranchée. "C'est le truc le plus aberrant qu'on ait inséré dans la constitution depuis qu'elle existe", affirme-t-il avant de s'étendre longuement sur la raison de ce principe : la peur de nos contemporains face à un monde qui a davantage changé en cinquante ans qu'en cinq cents ans.
Il y a des aspects positifs dans ce bouleversement comme l'allongement de la durée de vie et la formidable amélioration du niveau de vie. Mais en même temps on a assisté à la déconstruction totale des valeurs traditionnelles, d'où la perte des repères, on ne sait plus d'où l'on vient ni où l'on va.
Perte du sens de l'histoire
Pourquoi cette déconstruction qui pose beaucoup de problèmes ? "Si vous voulez comprendre le monde, il faut répondre à cette question", insiste Luc Ferry. La philosophie cartésienne, la Révolution française, les mouvements des artistes et étudiants "bohèmes" au XIXè siècle, des pré "soixantehuitards", ont préparé cette déconstruction, explique-t-il. Elle trouve son moteur dans le capitalisme et l'émergence de la mondialisation libérale, "une structure dans laquelle l'innovation devient vitale".
Cette mondialisation découle dans un premier temps de l'émergence aux XVIIè et XVIIIè siècles de la science moderne qui tient pour la première fois un seul et unique discours mondial porteur d'un projet de civilisation : le progrès qui va libérer l'homme de la tyrannie de la superstition (sous entendu la religion) et de la nature. Dans un deuxième temps, dans les années 1980-90, ce projet humaniste se perd dans une compétition mondiale entre les peuples, les cultures, les entreprises. "L'histoire va changer de sens. L'innovation devient la règle absolue du monde actuel. Si vous n'innovez pas, vous êtes laminé, explique Luc Ferry. On n'est plus dans un grand projet à réaliser dans l'avenir, il y a désormais l'obligation mécanique, automatique, aveugle d'innover en permanence sous peine de crever".
Et pour Luc Ferry, c'est bien là que se trouve la racine de nos peurs. On a perdu le sens de l'histoire et les politiques nationales n'ont aucune efficacité. "Croire que Bercy peut faire revenir la croissance, c'est idiot. Les politiques sont restées étatiques, nationales, mais le marché est mondial".
Cette logique de l'innovation ne va pas sans difficultés, poursuit Luc Ferry. Il y a beaucoup de freins, il faut pouvoir investir. Dans un premier temps, l'innovation est destructrice d'emplois, mais aussi de valeurs. Elle fait peur. On est dans un mouvement permanent qui rend aujourd'hui obsolète ce qui était hier à la pointe. "L'innovation est vitale et suscite plein de réticences. Elle produit à la fois de bons effets et des effets délétères", le problème de fond étant la perte de sens, de finalité.
La civilisation européenne : le recours
"Alors comment reprendre la main", s'interroge Luc Ferry. "Je suis fédéraliste parce que je suis souverainiste, répond-il. Pour lui, paradoxalement, il faut passer par l'Europe pour redonner du pouvoir à l'Etat nation. "Le détour par l'Europe est indispensable pour reprendre un pouvoir sur le cours du monde qui nous échappe". Mais pour Luc Ferry, l'Europe, ce n'est pas l'UE, celle des eurocrates, c'est le continent qui a porté la seule civilisation ayant amené l'homme à l'âge adulte. "La civilisation de l'autonomie, pas seulement sur le plan politique ; mais aussi sur le plan des moeurs". Il faut donc "proposer ce projet d'autonomie au reste du monde. Le problème ajoute-t-il, c'est que "nos politiques ne sont pas de vrais politiques mais des technocrates, c'est inquiétant". Luc Ferry reste cependant optimiste : les valeurs européennes ont envahi le monde, on n'y reviendra pas".