Théâtre : «L’Etabli» ou la lobotomisation des consciences à la chaîne
La Compagnie du Berger présente jusqu’au 2 février, «L’Etabli», de Robert Linhart, au centre culturel Jacques Tati.

Lumière bleue, celle des nuits froides. Sur la scène, on devine un mur d’acier gigantesque, symbole de l’antre de la grande chaîne de l’usine Citröen, Porte de Choisy, près de Paris. Des images d’archives défilent sur le mur d’acier, celles des gueules des ouvriers spécialisés (OS). Une voix lointaine raconte. «Lever, 2h du matin. Départ du bus à 3h du matin. 3h30, arrivée à l’usine…» Fin juillet 1968. Robert Linhart, docteur en sociologie décide, comme d’autres militants intellectuels, de «s’établir» dans l’usine, en se faisant embaucher à la chaîne pour vivre la vie des OS et les aider à s’organiser. C’est sa première journée au milieu de la poussière et des odeurs de métal et de caoutchouc. Terrifiant. Il y passera quatre mois, avant de se faire licencier. Les «grosses machines» n’aiment pas les fortes têtes. Il est éliminé.
Au cœur des ténèbres
Cette histoire, Robert Linhart l’a vraiment vécue. Il en a tiré un roman sociologique de très belle facture, «L’Etabli», publié en 1978 par les Editions de Minuit. Si l’auteur décortique le travail à la chaîne, les méthodes de surveillance et de répression à l’encontre des ouvriers, Français comme immigrés, le racisme décomplexé, la lobotomisation des consciences, il évoque aussi la résistance des ouvriers, la grève qu’ils mèneront durant deux semaines. Mais aussi les rapports qu’ils entretiennent par l’intermédiaire des objets et des gestes répétés inlassablement, jour après jour, pour monter des 2 CV, à un rythme infernal comme le personnage de Charlot dans «Les temps modernes», sauf que ce n’est pas de la fiction, mais leur quotidien.
Et c’est bien là toute la beauté de ce spectacle. Malgré la machine infernale qui broie chaque être au fil des jours, le dépossèdant peu à peu de son identité, l’homme résiste, reconquiert sa part d’humanité par la révolte qui gronde en lui, l’histoire qu’il porte, comme par les liens qu’il tisse avec les autres. Ils s’appellent Robert, Simon, Primo, Mouloud, Georges, Christian, Stepan, etc. Ils sont Français, Maliens, Tunisiens, Marocains, Slovaques, Portugais, Espagnols, Italiens, Turcs… Ce qui les unit ? L’écume de la misère qui touche tous les continents et, bien sûr, l’humanité vibrante qui sommeille en chacun d’eux.
Un chant d’humanité
Ce bel hommage à tous les anonymes des usines rendu par Robert Linhart, Olivier Mellor, metteur en scène de la Compagnie du Berger a eu envie de le faire entendre. C’est au lycée qu’il découvre le roman sociologique de Robert Linhart grâce à son professeur d’économie. «J’ai été autant fasciné par le décryptage des procédés en place dans les usines, comme par la qualité littéraire du récit», raconte le metteur en scène, aussi comédien et musicien.
L’anniversaire des cinquante ans de Mai 68, les quarante ans de la parution du livre et les vingt-cinq ans de la Compagnie vont être les déclencheurs de l’adaptation du roman. Pas moins de quatre versions seront nécessaires pour aboutir à l’adaptation du texte, faite avec Marie-Laure Boggio. «Comme c’était très bien écrit, on avait déjà la base. Il suffisait en fait de couper, puis de redistribuer le texte à d’autres personnages», explique Olivier Mellor. Sur scène, dix acteurs incarnant une vingtaine de personnages. Et Compagnie du Berger oblige, la musique est partie intégrante du spectacle. Ce sont, pour l’essentiel, des compositions originales flirtant avec l’électro et le jazz. Un savant mélange qui, avec les machines et les murs d’acier, illustrent l’atmostphère de l’usine. Une pure merveille. Sans oublier la vidéo, composée de montages d’images subjectives et d’archives d’usines et d’ouvriers.
Même si cette époque semble bel et bien révolue, du moins dans notre pays où la désindustrialisation est engagée depuis des décennies, le texte reste d’une brûlante actualité, ne serait-ce que parce les cadences infernales existent toujours sous d’autres formes à présent. Mais aussi parce qu’à l’ère de la mondialisation, la misère n’a pas pour autant disparu, pas plus que l’exploitation des hommes par le travail, l’école, les banques, les règles sociales, etc. Débrayer n’est pas un combat d’hier. Il s’impose toujours autant.
Vendredi 2 février, à 20h30, centre culturel Jacques Tati, rue du 8 mai, à Amiens. Tarifs : 5€ (réduit) et 10 € (plein). Tél. : 03 22 46 01 14