Le cresson disparaîtra-t-il des bassins de la Somme ?
Alain Dupont a cultivé jusqu’à trente-six bassins de cresson,
à Soues. Aujourd’hui à la retraite, sa cressonnière est en friche, faute de repreneur.
de la cressonnière est en friche.
Des roseaux. Les bassins d’Alain Dupont, cressiculteur à la retraite depuis sept ans, sont envahis de roseaux. Seuls quatre d’entre eux, «mon grand jardin», sourit-il, produisent encore le cresson tant convoité des gourmets. «J’ai cultivé le cresson toute ma vie. Mais personne n’a voulu reprendre l’activité. Alors le terrain est en friche.»
On pourrait dire qu’Alain Dupont est tombé dans le cresson lorsqu’il était petit. A seize ans, l’adolescent enfilait déjà quotidiennement les cuissardes pour récolter la plante, qui pousse uniquement en bassin. «Mon père était ouvrier à Soues (près d’Hangest-sur-Somme, ndlr). Alors j’ai suivi. En 1969, le patron a pris sa retraite. J’ai repris le chantier à ce moment-là.» La cressonnière se développe alors jusqu’à trente-six bassins, pour 70 ares de surface totale, et un rendement de quatre cents à huit cents bottes chacun, selon les conditions climatiques.
Les journées sont alors bien remplies. Alain a les pieds dans l’eau de l’aube au coucher du soleil, de mai à septembre. «L’eau descend parfois jusqu’à 7 ou 8 degrés. Mais l’avantage, c’est qu’on a toujours les mains propres. Aujourd’hui, quand je jardine, je ne peux pas me passer de gants, car je ne supporte pas avoir les mains sales», lance-t-il.
Travail manuel
Dans ce travail, rien n’est mécanisé. Il faut récolter à la main, évacuer les résidus et les caisses de cresson à la brouette, dans les allées étroites en herbe, et sur les passerelles de planches de bois, pour traverser les fossés d’eau. Seule la débroussailleuse est venue remplacer la faux, pour entretenir les allées, et le voile de forçage, pour couvrir le cresson en cas de gelée, a permis de protéger les récoltes d’hiver.
Pas de répit non plus l’été. «Il faut tout nettoyer, arracher les vieilles racines, égaliser le fond des bassins et ressemer en juillet - août.» Des tâches difficiles. «Mais j’aimais ça. J’ai toujours aimé être dehors. C’est la liberté», confie Alain.
Arlette, sa femme, l’aidait à mettre en caisse et vendait le cresson dans les marchés, foires et réderies et Alain assurait les livraisons. «Au début à Lomme (Lille), puis à Amiens, aux centrales d’Auchan et de Carrefour», explique le Cressonnier. Une affaire fructueuse ? «ça paye comme autre chose. Il y a des bonnes et des mauvaises années. Comme n’importe quelle activité, en agriculture, on dépend beaucoup de la météo.» Pas de maladie type de la culture à craindre, mais les rats musqués, troueurs de berges et friands de cresson, sont la bête noire du cressiculteur. Des pièges sont d’ailleurs installés à chaque entrée de bassin.
Une activité qui n’attire pas
Désormais, Arlette et Alain continuent de vendre dans quelques réderies, pour le plus grand bonheur des clients fidèles. «Certains viennent aux foires rien que pour nous acheter notre cresson !» Ni leur cinq enfants - un garçon et quatre filles - ni personne d’autre n’a voulu reprendre l’activité. Alain n’a pas d’explication à cela. «L’activité n’attire pas, tout simplement.» A soixante-dix ans, il continuera de produire son cresson pour ses clients tant qu’il le pourra, et pour leur propre plaisir : «Nous, on l’aime en soupe !», affirme le couple.
Economie de l’activité cressicole
Il est possible d’acheter deux variétés de cresson au marché, le cresson alénois (en jeune pousse) et le cresson de fontaine (à maturité), neuf mois par an, de septembre à mai. Selon Agreste (moyenne 2009 - 2014), sa production française, à destination du frais et hors transformation, est estimée à 4 000 tonnes, essentiellement en Ile-de-France (31 %), Aquitaine (16 %) et Nord-Pas-de-Calais (15 %). Actuellement, sa cotation est de 1,20 € la botte de 200 g (source FranceAgriMer).
Production de plus en plus rare
La France compte de moins en moins de cressiculteurs. Et les Hauts-de-France n’échappent pas à la règle. Une étude intitulée «Le cresson face à l’enjeu eau», réalisée dans le Nord-Pas-de-Calais en 2007, met en lumière la difficulté de l’activité cressicole : cette ex-région comptait soixante-dix producteurs il y a quarante ans, elle n’en recensait plus qu’une vingtaine il y a dix ans. Elle pointe du doigt la mauvaise rémunération : «Il y a eu plusieurs tentatives de valorisation du produit, mais aucun accord n’a été trouvé pour joindre durablement les énergies à revaloriser ce produit si mal rémunéré dans la région. On parle de guerre des prix.» A cela s’ajoute la tension que crée l’enjeu de l’eau : «baisse des niveaux, menaces sur les cressonnières, expropriations acceptées…» ; et l’inexistence d’une lutte commune : «L’enjeu est trop grand pour ces hommes et ces femmes parfois usés et désabusés, qui n’envisagent aucun avenir pour leur activité : un travail trop dur, sans assurance de revenu, des journées longues, l’impossibilité d’être malade et un manque d’intérêt des jeunes générations.»
D’après l’étude, quelques irréductibles cressiculteurs ont tout de même investi pour s’assurer de la productivité : «Ils s’ouvrent à l’international et réinvestissent la proximité avec la clientèle (vente directe, promotion d’un produit de terroir, pédagogie, médiatisation…).»
Patrimoine culturel immatériel
Une ville de 3 000 âmes, en Essonne, tire tout de même son épingle du jeu. Méréville, surnommée «capitale européenne de l’or vert», a fait de son cresson une réelle attractivité touristique. Fin mars 2017, la pratique culturale de ce légume est entrée à l’inventaire national du patrimoine culturel immatériel. Une liste que doivent dresser les Etats membres de l’Unesco, et qui permet à l’institution de choisir les pratiques qui entreront au patrimoine immatériel mondial de l’Humanité. Un choix motivé par «la saveur exceptionnelle» du cresson de Méréville, le «paysage remarquable» que constituent les parcelles où il pousse, ainsi que «leur rôle vertueux dans le cycle environnemental».